Épisode 199 – Peut-on critiquer l’éducation positive, tout en la soutenant ? Béatrice Kammerer journaliste scientifique

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Peut-on critiquer l’éducation positive tout en la soutenant ? C’est le pari risqué auquel s’est attelé Béatrice Kammerer journaliste scientifique spécialisée d’éducation et autrice du livre Calme, ferme et bienveillant.

Son livre sorti en 2019 avait pour ambition de remettre un peu de nuance dans le discours autour de l’éducation. 5 ans plus tard, elle constate que les clivages sont bien plus forts et viennent accuser l’éducation positive d’être responsables de beaucoup de maux de la société.

Alors est-ce que c’est vrai ?

Toujours avec une grande rigueur, Béatrice raconte la naissance de ce courant d’éducation positive, bienveillante et respectueuse, les dérives qu’elle a constaté et les inégalités auxquelles font face les parents en matière d’éducation.

On parle donc de charge mentale, d’éducation positive féministe, de parents bricoleurs, de choisir l’’idéal qui nous convient nous en tant que parents… Bref c’est extrêmement riche et dans la veine de l’épisode avec Franck Ramus, on nuance les discours actuels qui veulent opposer les gens. 




TRANSCRIPTION DE L’ÉPISODE

Clémentine Sarlat : Salut Béatrice.

Béatrice Kammerer : Salut Clémentine.

Clémentine Sarlat : Je suis ravie de te recevoir dans ce podcast. Aujourd’hui, on va parler d’éducation, mais on va aller un petit peu plus loin que juste l’éducation parce que tu as vraiment écrit un livre que j’ai adoré lire qui s’appelle “Calme, ferme et bienveillant”. On parle d’éducation positive, mais de… Pas de manière pratico-pratique dont on a l’habitude, mais un petit peu d’aller dans l’envers du décor de toute cette mouvance. Déjà, comment tu t’es intéressée, toi, à l’éducation?

Béatrice Kammerer : Alors l’éducation, c’est un vieux sujet pour moi, ça remonte a avant que j’ai des enfants, c’est au tout début de… De mes études, parce qu’en fait moi j’étais en sciences physiques, et je me suis vite rendue compte que j’étais moins intéressée par les connaissances que j’apprenais que par “qu’est-ce qui avait fait que les gens avaient construit ces connaissances”, donc histoire des sciences, épistémologie, et puis comment est-ce que les enfants construisaient leurs propres connaissances. Donc ça m’a orientée petit à petit vers les sciences de l’éducation, et ça a correspondu aussi à la naissance de mes enfants, parce que moi j’ai été une maman toute jeune, à 19 ans par choix, Et donc forcément voilà, les choses se sont un petit peu mixées entre mon intérêt professionnel et mon intérêt personnel.

Et puis ben voilà, quand j’ai décidé de me réorienter vers le journalisme, forcément c’était des thématiques que je voulais continuer à documenter dans l’idée d’être un peu une passeuse de sciences, parce que je suis un peu plus journaliste scientifique que journaliste tout court. Donc passeuse de sciences pour mettre en fait ces connaissances à disposition des parents, parce que d’abord il y en a une quantité incroyable qui est publiée chaque année, et je trouvais que c’était bien que les parents puissent prendre leurs décisions de manière plus informée, pas pour leur dire justement ce qu’ils avaient à faire ou non, mais pour leur dire voilà, aujourd’hui où est-ce qu’on en est, et qu’ils puissent faire leurs choix, les choix qui leur conviennent pour leur famille et pour leurs enfants, en toute connaissance de cause, le plus de savoir possible disponible.

Clémentine Sarlat : Alors, en écrivant ce livre, on va être très honnête, tu t’es quand même lancée dans un sacré défi sur l’éducation positive. Parce que tu as voulu la défendre et tout en la critiquant. Pourquoi est-ce que tu as été sur ce terrain-là?

Béatrice Kammerer : D’abord parce que pour moi, l’éducation positive, c’est vraiment, de manière générale, la défense des droits de l’enfant, parce que c’est quand même un petit peu ça qu’il y a derrière, même si c’est un petit peu plus complexe, on y reviendra sans doute. Moi vraiment c’est quelque chose qui me parlait énormément. Je fais partie des gens qui ont beaucoup de souvenirs de leur enfance, des souvenirs extrêmement sensibles. Et donc je me souviens très bien ce que c’est d’être enfant, je me souviens très bien les injustices que j’ai pu ressentir, ce sentiment que personne ne nous comprend, qu’on amoindris un peu nos sentiments, qu’on nous dit que nos chagrins d’amour c’est pas vraiment des chagrins, que nos malheurs on verra plus tard ce que c’est que le vrai malheur, enfin…

Et toutes ces choses-là, moi j’ai l’impression de l’avoir gardé à l’intérieur de moi et que donc, éduquer les enfants en les considérant comme des personnes à part entière, en respectant leur dignité, c’était quelque chose d’absolument, c’est quelque chose d’absolument fondamental pour moi, donc je suis vraiment, je me considère comme une défenseuse des droits des enfants et de cette possibilité, voilà, oui, des droits des enfants. Et puis en même temps, l’éducation positive, moi je l’ai vu arriver tout doucement dans la blogosphère parentale, puisque c’est un petit peu comme ça que j’ai rencontré ce débat. Au début des années 2010, j’avais pris un congé parental pour élever mes deux derniers enfants. Et du coup, je me sentais un peu toute seule, comme beaucoup de mamans à la maison.

Et puis voilà, ouvrir l’ordinateur, ça a été la découverte de ces lieux d’échange en ligne, forum, blog, c’était la grande époque des blogs, les années 2010. Et donc, de voir tout ce partage de vécu, de lecture qu’il y avait, pour moi qui venais des sciences de l’éducation, je trouvais ça absolument passionnant, et puis très stimulant, et puis très riche. Et puis donc cette thématique de l’éducation positive, je l’ai vu arriver petit à petit, parce qu’au début on ne parlait pas vraiment d’éducation positive, le mot n’était pas employé comme ça, il y avait éducation bienveillante, non-violence éducative, il y avait tout un vocable.

Et puis petit à petit, avec notamment les succès des grands best-sellers d’Isabelle Filliozat, de Catherine Gueguen, le mot est arrivé de plus en plus, c’est devenu… s’est constitué un peu comme une forme de courant derrière lequel plein de personnes allaient s’agréger, pas toujours tous d’accord entre elles d’ailleurs, mais voilà, ça faisait un petit peu cri de ralliement. Et moi ce que je voyais donc sur ces blogs, sur ces échanges en ligne, c’est de plus en plus de parents, de mères, beaucoup, il faut quand même être honnête par rapport à ça, qui mettaient une énergie dingue pour essayer de savoir comment elles voulaient élever l’enfant, comment faire au mieux pour lui et qui parallèlement se sentaient complètement nulle, avait l’impression d’être incapables d’atteindre les standards qui étaient proposés par l’éducation positive et qui finissait par s’insulter elle-même, se traiter de mère en carton…

Vraiment se dire « aujourd’hui j’ai crié, je vaux rien », des propos qu’elles n’auraient jamais osé imaginer. Justement, c’était les propos qu’elles ne voulaient plus adresser à leurs enfants qu’elles s’adressaient à elles-mêmes. Et donc pour moi, il y avait quelque chose d’incohérent et parallèlement à ça, je trouvais qu’il y avait notamment sur des forums, sur des groupes Facebook, des échanges parfois très virulents où ces mères se comparaient les unes aux autres, un peu dans une course à la mer parfaite, avec toujours des standards plus élevés. Et quand on commençait à dire “attendez, c’est important aussi de respecter vos besoins, vos limites, on ne peut pas être une bonne mère si à un moment donné, nos besoins de base ne sont pas comblés”, ça devenait tout de suite “oui, mais vous comprenez, l’éducation positive, c’est pas ça, les enfants, leurs besoins sont plus importants”.

Tout de suite, il y avait quelque chose de la mise en tension et du dogme qu’on ne pouvait pas questionner parce que finalement, l’éducation positive, c’était respecter les besoins de l’enfant et qui pouvait s’opposer à ce projet-là, qui pouvait s’opposer à l’idée de non-violence. Donc voilà, pour moi, il y avait cette tension entre des valeurs absolument cruciales pour l’avenir de la société et qui me semblait évident qu’il fallait défendre, et en même temps, un usage, un chemin qui était en train, en fait, de risquer de martyriser ceux-là même, les parents qui devaient faire vivre cet idéal, les mères qui devaient faire vivre cet idéal. Et en plus, parallèlement à ça, les seules critiques qui étaient présentes dans l’espace public, c’était clairement des critiques complètement réactionnaires, qui vantaient l’autorité du passé, qui pleuraient sur un passé auquel moi j’avais absolument pas envie de retourner.

Donc pour moi, il fallait amener quelque chose d’autre, c’est-à-dire défendre l’idéal, défendre les valeurs et en même temps le confronter à cette réalité et dire oui, on peut le critiquer parce que si on y tient vraiment à cet idéal, on ne peut pas accepter qu’il se fasse au détriment des parents, au détriment des mères, en martyrisant. Enfin voilà, on ne peut pas créer un idéal de non-violence si c’est pas une chaîne de bienveillance et si à un moment donné, ceux qui sont censés la faire vivre se retrouvent dans une situation ultra douloureuse et culpabilisante.

Clémentine Sarlat : C’était un sacré projet et dont on va vraiment parler longuement aujourd’hui dans l’épisode. Déjà, tu peux nous raconter l’histoire de l’éducation positive, de quel courant elle s’inspire. Parce qu’on parle éducation positive, bienveillante, respectueuse. Je pense que moi, j’utilise plus le mot éducation respectueuse, tu vois, mais ça veut dire quoi finalement tout ça?

Béatrice Kammerer : Alors c’est pas facile de répondre à cette question parce qu’en fait on n’est pas face à un concept scientifique. Moi ça a été une des premières difficultés en fait à laquelle j’ai été confrontée lorsque j’ai essayé de mener ce travail d’enquête autour de l’éducation positive. Pour essayer de comprendre justement d’où ça venait. Parce que pour moi c’était aussi ça la difficulté, c’est : je pouvais pas évaluer, je pouvais pas permettre aux parents de se dire, d’évaluer le bien fondé de cette approche éducative si je savais pas finalement de quoi on parlait. Est-ce qu’on était tous bien d’accord sur la façon dont on allait le définir? Et donc comme ce n’est pas un concept scientifique, on n’a pas de définition qui a été formalisée bien claire et nette pour dire ça, ça en est, ça, ça n’en est pas et voilà.

Donc moi ce que j’ai essayé un peu, c’est de retracer toutes les filiations, toutes les références qui peuvent être convoquées par les militants de l’éducation positive pour rendre compte un petit peu de l’idéal qu’ils cherchent à faire vivre. Et donc, effectivement, on identifie plusieurs influences. Déjà, en termes de terminologie, le mot positif, pour désigner quelque chose qui relève de la méthode éducative, ça renvoie beaucoup à la discipline positive, qui est née dans les années 1980 aux Etats-Unis, de Jane Nelsen. Et donc ça, c’est une méthode qui cherche un petit peu à… Comment dire… À gérer les comportements compliqués de l’enfant, mais avec une perspective dans laquelle on va respecter sa dignité, dans laquelle, encore une fois, on va s’inscrire dans le respect des droits de l’enfant, et on va essayer de lui proposer des sanctions plus constructives qui vont lui permettre d’appartenir au groupe.

Donc ça a été une des premières références, mais finalement qui a été un peu délaissée par le mouvement de l’éducation positive en France. S’il fallait plutôt faire une cartographie de ce à quoi ils se sont rattachés, on a toute la psychologie rogérienne américaine, qui vient de Carl Rogers, qui est vraiment l’équivalent de Freud chez nous, le grand psychologue qui a complètement influencé la psychologie aux Etats-Unis et qui part du principe qu’il faut tisser une alliance thérapeutique entre le patient et le psychologue pour que ça fonctionne, pour avancer. Et quelque part, il y a eu une sorte de transposition de ces principes-là à la relation parent-enfant. On en connaît pas mal. Par exemple, c’est Marshall Rosenberg avec la communication non-violente, c’est un élève de Carl Rogers, Faber et Mazlish. Notamment les fameux ateliers, aussi inspirés un peu de la communication non violente.

C’est une dérive aussi, enfin une dérive non, une application des méthodes de Carl Rogers. Voilà, on pourrait citer Thomas Gordon aussi sur l’écoute active. Donc voilà, tout ça, c’est ce courant-là. Et là, on est vraiment centré sur la communication. L’idée, c’est de mieux communiquer, d’avoir des mots qui sont moins violents les uns pour les autres et aussi plus efficaces pour se dire ce qu’on a à se dire. La deuxième grosse influence, c’est tout ce qui relève des théories de l’attachement. Là, on est plutôt au milieu du XXe siècle, la découverte que les bébés n’ont pas seulement besoin pour survivre d’être soignés, d’être nourris, d’être au chaud, mais aussi ont besoin d’être aimés. De manière un petit peu caricaturale, ils ont besoin d’avoir des personnes qui prennent soin d’eux.

Et ça, on s’en est rendu compte dans des conditions un peu dramatiques, au sortir notamment de la Deuxième Guerre mondiale, avec des enfants qui étaient accueillis en pouponnière et qui effectivement, sur le plan purement physiologique, ne manquaient de rien, mais qui se laissaient mourir. Il y a des vidéos terribles de l’hospitalisme qu’on peut encore trouver en ligne. Et donc ces théories de l’attachement, notamment de Bowlby, ça a été ça, ça a été montré que le petit enfant en fait, tous ses comportements, le bébé, sont faits pour s’attacher à une personne, plusieurs, enfin au moins une, qui va pouvoir prendre soin de lui. Et que s’il pleure, s’il attire l’attention, c’est dans le but de s’attacher à cette personne parce que pour lui c’est vital.

Et donc ça, ça a amené beaucoup d’abord à reconsidérer les besoins des enfants et la nécessité, de manière beaucoup plus globale et beaucoup plus holistique, et en même temps de réinterpréter leur comportement. Parce qu’effectivement, les pleurs du bébé, ce n’est pas toujours facile à supporter, c’est stressant pour un parent. Mais bon, si on la réinterprète en disant « oui, mais c’est ce qu’il fait pour attirer notre attention, pour s’attacher à nous parce qu’il en a besoin », voilà, ça permet de le relire d’une manière un petit peu positive. Donc ça, c’est très très présent aussi dans le courant de l’éducation positive, même si la référence n’est pas forcément tout à fait toujours explicite. Après, on a aussi l’influence de tous ceux qui ont lutté contre les châtiments corporels, les violences éducatives ordinaires.

Alice Miller est souvent citée, notamment par les militants de l’éducation positive, une personne psychanalyste qui s’est notamment rendue célèbre pour avoir essayé d’analyser l’enfance des pires dictateurs en disant comment est-ce qu’on pourrait expliquer leurs exactions, est-ce que ce ne serait pas parce qu’ils ont été violentés étant enfants? Elle a formulé un certain nombre d’hypothèses dans ce sens-là, pour aider à prendre conscience à quel point aussi les châtiments corporels étaient quelque chose de très répandu dans l’éducation, au travers des âges et des civilisations. Donc on a tout un courant aussi qui s’inspire de ça et qui réclame une éducation moins violente pour l’enfant parce qu’un certain nombre de dommages, parce qu’aussi on veut les élever autrement, c’est pas qu’une histoire de conséquences concrètes, c’est aussi une aspiration, c’est un peu comme la démocratie c’est une aspiration, on n’aime pas forcément analyser toutes les conséquences.

Donc il y a tout ce mouvement-là, Alice Miller, Olivier Morel aussi qui revient beaucoup. Dans les références de l’éducation positive, comme un militant de la non-violence éducative. Puis s’il fallait rajouter peut-être une dernière influence, c’est celle de la psychologie positive. Donc là c’est un courant de la psychologie qui est né à la toute fin du XXe siècle, sous l’influence de Martin Seligman, qui était à l’époque président de l’association américaine de psychologie. Et lui, en fait, ce qu’il a dit à l’époque, c’est que jusque-là, la psychologie, la psychiatrie, c’est uniquement intéressé à ce qui fait que les gens ne vont pas bien, donc aux pathologies. Il est temps de s’intéresser à ce qui fait qu’ils vont bien. Donc par exemple, qu’est-ce qui fait qu’ils vont traverser relativement correctement les épreuves? Qu’est-ce qui fait qu’ils vont se confronter à des défis? Qu’est-ce qui fait résilience en fait? Quelles sont nos ressources pour avancer dans la vie?

Et est-ce qu’il ne serait pas possible finalement de les cultiver chez les enfants pour les rendre plus forts, plus résistants, plus résilients? Et donc ça, ça a été la base de l’éducation positive interprétée comme application de la psychologie positive à l’éducation. Alors au final, fort de toutes ces influences-là, le terme éducation positive, lui, il n’arrive… Parentalité positive, pardon, n’arrive qu’en 2006 sous l’impulsion du Conseil de l’Europe. Qui à l’époque avait un grand projet qui était celui de dire, de fixer des standards éducatifs européens pour le XXIe siècle. Sur quoi on s’entend? Nous tous en Europe, pays européen, c’est quoi nos grandes visions, nos grands horizons éducatifs pour l’enfant?

Et donc notamment des horizons d’éducation non violente, ça c’était vraiment la base, et ils ont appelé ça « parentalité positive ». Et donc c’est comme ça qu’on a commencé, que le terme en fait est arrivé, et un petit peu à la fois recoupé, éducation bienveillante, éducation non violente, parce qu’en fait on désignait un petit peu tout la même chose, mais le Conseil de l’Europe n’a pas la définition. Il l’a défini, il a dit que c’était une éducation qui était violente, qui visait l’intérêt supérieur de l’enfant. Mais voilà, c’était quand même une définition très large, très vague, qui ne nous permettait pas vraiment de dire ça c’est de l’éducation positive, ça c’est pas de l’éducation positive. C’était pas très opérationnalisable non plus.

Clémentine Sarlat : Donc au final ça a 18 ans à peu près cette terminologie, une vingtaine d’années, c’est plutôt assez récent dans l’histoire de l’humanité et de l’éducation. Est-ce que tu peux nous parler d’un thème particulier que tu abordes dans le livre? Il y en a beaucoup. Je le dis, notamment le fait qu’à travers l’éducation positive, il y a tout un pan de la société, en tout cas des catégories sociales qui sont oubliées parce que, tu l’expliques, c’est pas accessible à tout le monde finalement.

Béatrice Kammerer : Oui, alors moi je me suis posé la question effectivement, est-ce que l’éducation positive c’était un idéal pour tout le monde d’une certaine manière? Est-ce qu’il y avait quelque chose de l’ordre de la démocratisation des idéaux éducatifs? Et notamment je me suis interrogée sur la façon dont ça pouvait être reçu dans les catégories défavorisées, dans les catégories populaires. Parce que j’avais un peu l’impression de l’extérieur que les parents qui étaient les plus militants étaient plutôt issus des catégories favorisées et instruites. Et je voulais savoir jusqu’où, en fait, cette hypothèse était juste une perception de ma part ou non. Alors c’est vrai qu’on a un certain nombre d’éléments factuels pour soutenir cette hypothèse.

Le fait que, par exemple, au début, l’éducation positive a beaucoup, même encore maintenant, été promue par le biais de stages, d’ateliers, de formations qui étaient quand même assez onéreux, pas du tout à la portée de tout le monde. Alors bon, on me dit “oui, mais bon, il y a les livres”. Oui, c’est vrai, mais en fait, les livres, transformer un livre en méthode éducative, une attitude éducative, ce n’est pas toujours facile. Parfois, ça crée des sentiments d’échec. Et puis, pour lire un livre, il faut être familier quand même avec cet objet, avec cette idée qu’on va piocher, puiser dans ce type de contenu des manières de vivre et d’éduquer son enfant. Donc là aussi, il y avait quelque chose d’un peu sélectionnant sur le plan social. Donc voilà, dès le départ, il y avait un petit peu cette idée que c’était compliqué.

Et puis on peut aussi remarquer que l’éducation positive, notamment par le biais de ces questions de communication, d’amélioration de la communication par enfant, vont reposer sur des compétences langagières. Le fait de cultiver des compétences langagières vraiment assez fines et de pouvoir agir aussi sur sa façon de parler. Et ça en fait, là encore, c’est pas tout à fait à la portée de tout le monde, savoir manier le langage comme ça, avec beaucoup d’aisance, sans perdre de l’authenticité, parce que bon… dire des phrases un peu toutes faites, voilà, tout va bien, mais se l’approprier pour que ça nous ressemble, et en même temps que cela comble ses nouveaux objectifs, en fait c’est pas du tout évident. Donc là aussi, c’était un peu sélectionnant sur le plan social, quoi, socio-économique, social.

Donc voilà, ça c’était un certain nombre d’hypothèses et puis en allant encore un petit peu plus loin, je pense aux travaux de Catherine Sellenet qui est sociologue, elle avait aussi remarqué que l’attitude des parents vis-à-vis de l’éducation positive était très différente selon son milieu social. Alors je vais le dire de manière ultra caricaturale, il y a plein de gens qui évidemment ne sont pas dans ces catégories aussi marquées, c’est une puce pour expliquer. Mais en gros, on a les parents qui sont plutôt instruits et plutôt confortables sur le plan des ressources économiques, qui eux vont dire “non mais moi j’éduque mon enfant un peu au feeling et les conseils que je reçois, je suis tout à fait capable de prendre ce qui me convient et ce qui ne me convient pas”. En fait, ça, c’est un peu un privilège.

C’est un privilège de personne éduquée qui peut d’abord, qui sent légitime pour critiquer l’expert, contester ses conseils, dire « oui, non, ça ne me parle pas, ça oui ». Donc voilà, il faut déjà être dans une position sociale assez marquée. Et donc ils disent effectivement “pas de problème avec l’éducation positive, je peux en prendre ce qu’il me fait avancer”. Après on a une autre catégorie, plutôt on va dire les classes moyennes, au sens un peu large, qui elles vont être beaucoup plus dans une perspective d’application à la lettre. Parce que ce qui est important c’est de montrer qu’on est des bons parents, et qu’on a bien compris les consignes, les directives, les conseils, et qu’on y adhère à fond.

Et donc ces personnes-là, à la fois ce sont des bons clients pour l’éducation positive, d’une certaine manière ils sont assez réceptifs, ils ont très envie de bien faire, mais ils ne vont pas avoir la capacité à dire « ça je prends, ça je laisse ». Donc il y a aussi cette possibilité, ce risque d’être dans une forme d’exagération parce que c’est compliqué de trouver, de comprendre, d’identifier le sens qu’il peut y avoir derrière et se dire « ça j’adhère avec ça » et puis « ça je suis moins à l’aise » ou « ça ne correspond pas à mes valeurs » et donc de faire un peu plus à sauce. Donc là on va avoir toute cette catégorie-là qui va exposer un risque un peu de dogmatisme.

Et aussi quelque part de dérive, parce qu’à peu près n’importe quelle méthode éducative, si on commence à essayer de la pousser à l’extrême et de l’appliquer comme une espèce de religion absolue, je veux dire que la radicalisation en matière d’éducation positive n’est pas meilleure que toute forme de radicalisation. Donc c’est un peu cette catégorie-là qui va être le plus exposée. Et puis après, on a les catégories beaucoup plus défavorisées. Encore plus populaires, où là, en fait, on est vraiment face à un clivage total entre les valeurs de l’éducation positive et les valeurs traditionnelles, souvent, auxquelles elles ont été éduquées. Alors, je ne suis pas en train de dire que l’éducation traditionnelle est l’apanage des catégories populaires. On l’a aussi dans des catégories très favorisées, mais qui ont la capacité, encore une fois, de se distancier et de critiquer. Donc, c’est pour ça que je n’en parle pas là.

Donc, les catégories populaires, la difficulté à laquelle elles sont confrontées, c’est qu’en fait ces valeurs de l’éducation positive ne correspondent pas à ce qu’elle vive elle-même. Par exemple, Il y a des parents, là encore une fois je fais référence aux travaux de Catherine Sellenet, il y a des parents qui peuvent se dire “mais pourquoi je vais éduquer mon enfant à apprendre ses propres décisions, à affirmer qui il est, à affirmer ses goûts alors qu’en fait son avenir ça va être de travailler à l’usine et d’obéir”. Moi ce qu’on me demande c’est pas de dire ce que je pense, c’est pas de contester, c’est pas d’être créatif, c’est d’être soumis en fait”. Donc l’objectif d’une éducation pour un parent, c’est de faire en sorte que son enfant soit… il ait sa place dans la société de demain.

Tous les parents, c’est ça qu’ils souhaitent. Donc quand on se projette dans un avenir où on n’a pas d’agentivité, où on n’a pas de capacité de pouvoir d’agir, mais pourquoi est-ce qu’on éduquerait son enfant à faire ce qui risque simplement de le mettre en difficulté, ce qui risque simplement de le faire souffrir puisqu’il n’aura pas ce pouvoir d’agir. Donc déjà, on a une incompréhension à la base. Et en plus, cette incompréhension-là, cette espèce de malentendu, il est renforcé par le fait que, si on regarde l’action des pouvoirs publics, eux, ce qu’ils veulent depuis à peu près 150 ans, c’est diffuser les bons messages et que les parents… Comment dire? Les bons messages, en tout cas, qu’on considèrent comme étant souhaitables et que les parents se les approprient et adoptent ces nouvelles pratiques.

Et donc, ils n’ont pas du tout cette représentation de ce que vivent vraiment les parents de milieux populaires. Ils arrivent en disant “on a des bons messages, on veut qu’ils soient diffusés”. Et donc, ils vont le faire avec des méthodes assez autoritaires, en simplifiant beaucoup les messages. Moi, on me dit beaucoup “non mais pour les parents de milieux populaires, il faut des messages clairs”. Il faut des consignes simples, comme s’ils n’avaient pas de cerveau, comme s’ils n’étaient pas capables de comprendre, de réfléchir et puis de décider aussi pour leur enfant. Donc il y a une forme de la part des pouvoirs publics, souvent, pas toujours, mais souvent, une forme de simplification à outrance du message.

Clémentine Sarlat : Qui est du mépris.

Béatrice Kammerer : Qui est quand même un petit peu du mépris, du classisme, d’une certaine façon, et aussi avec une forme de dénigrement de ce qui, pour eux, pourrait être des valeurs éducatives. Et le souci là-dedans, c’est que, bon, on peut s’entendre par exemple sur le fait qu’on ne peut plus taper les enfants, donc ça ce serait une… Une pratique à mettre de côté, donc pourquoi pas, il y a des bonnes intentions qui nous feraient populariser ces nouveaux principes. Mais il y a plein d’autres variations culturelles de la parentalité qui n’ont absolument rien de problématique. On ne peut pas imposer une forme de parentalité pour tout le monde. Chacun a son style de parentalité et des variations culturelles dans les modes de parentalité, il y en a plein.

Je vais vous en citer un par exemple. Il y a des sociétés dans lesquelles le bébé n’est pas considéré comme un interlocuteur. Nous on parle beaucoup au bébé, on nous dit qu’il faut parler au bébé. Il faut leur raconter ce qui leur arrive, ce que vous faites, c’est vraiment ça dont ils ont besoin. Il y a des sociétés dans lesquelles les enfants sont tout à fait soignés, on va leur proposer le sein, on va les bercer, on ne va pas… Il n’y a aucun problème, mais ils ne sont pas considérés comme des interlocuteurs. Ils sont dans le bain linguistique, ils sont inclus dans la communauté, ils entendent évidemment aussi tout ce qui se dit, mais ce n’est pas à eux qu’on s’adresse. Ils apprennent très bien à parler et ils deviennent tout à fait… Il n’y a aucun problème.

Et nous on va dire “oui mais si on ne s’adresse pas directement au bébé, à deux ans il aura 50 mots de vocabulaire en moins”. Alors je dis 50, je pense que c’est pas les bons noms. “Il va avoir X mots de vocabulaire en moins”. Oui mais ça c’est une espèce de course à la performance. Qu’est-ce qu’on veut? Ce qu’on veut c’est qu’il soit bien avec son langage, ce qu’on veut c’est qu’il soit bien avec sa communauté. Si c’est à deux ans ou deux ans et demi, bon, tout va bien. Mais voilà, vous voyez, cette ouverture à la diversité des styles parentaux, de la diversité des manières d’être un bon parent, aussi sur le plan culturel, est complètement occultée parce qu’on a des bons messages à diffuser et on ne prend pas le temps de vérifier à qui on s’adresse. Et ce qu’ils vivent, concrètement.

Clémentine Sarlat : Et en plus, on le sait aujourd’hui, ça fait la une dans les journaux, malheureusement, on stigmatise beaucoup les parents solos, donc les mères solos, qui sont sujettes à beaucoup plus de discrimination, à la pauvreté. Et à elles, on leur demande de tout faire. Et c’est juste pas possible, en fait. On ne peut pas remettre sur leurs épaules cette pression d’élever les futures générations en ne leur donnant aucun moyen. Et en plus, en les stigmatisant comme quoi elles n’atteignent pas l’idéal voulu.

Béatrice Kammerer : Tout à fait, tout à fait. Oui, ça fait partie des choses qui me rendent très triste et qui me révoltent. Je pense par exemple à un reportage qu’il y avait eu au début de l’année pour lequel j’avais été invitée à réagir sur la question des écrans et du temps d’écran. Le reportage montrait une maman solo avec ses deux enfants. Effectivement, le petit passait pas mal de temps sur la tablette. Je ne suis pas en train de dire que c’est la bonne manière de fonctionner, mais bon voilà. Et quand on voyait dans le reportage, qu’est-ce qu’on voyait?

On voyait une maman qui disait “il faut bien que je fasse faire les devoirs à ma grande. J’ai personne pour prendre le relais? Comment il va être sage, le petit? Et comment je vais pouvoir accorder du temps à ma grande fille pour lui faire réciter, lire ses trois lignes de lecture? Parce que sinon, on va me dire aussi qu’elle va prendre du retard. Il faut bien que je l’occupe. Et puis après, il faut bien que je fasse à manger. Et puis après, il faut bien que…”. En fait, elle n’avait aucun soutien. Elle n’avait aucune forme de possibilité de passer le relais. Et donc, effectivement, en plus, elle n’avait pas beaucoup d’argent. La tablette représentait une activité bon marché qui lui permettait de tenir, en fait, de survivre. Des fois, elle dit “moi, j’ai besoin de cinq minutes de pause”. Mais évidemment qu’elle a besoin de cinq minutes de pause. Et la conclusion du reportage, ça a été “regardez cette mauvaise mère. Regardez, elle n’est sûrement pas informée du mal qu’elle fait à son enfant”.

Et qui a dit “mais cette maman a besoin d’aide, mais on ne peut pas laisser comme ça”. Quelle société maltraitante va montrer à la télévision une mère au bord du craquage? Parce que c’est terrible de voir ça en disant “on ne fait rien, voilà la mauvaise mère, nous l’avons trouvée”. Ça c’est vraiment quelque chose qui me révolte.

Clémentine Sarlat : C’est très difficile aujourd’hui de parler d’éducation, c’est très clivant. Moi je suis très honnête parce que j’ai commencé à parler d’éducation positive, bienveillante. J’aime mieux le terme respectueuse parce que je trouve que ça inclut le parent et l’enfant là-dedans. Et c’est vrai que quand j’ai commencé en 2019, c’est au moment où la loi est passée contre les violences corporelles et où, il faut quand même le dire, en France c’était plutôt une norme d’éduquer en tapant son enfant. Et j’ai trouvé que c’était très dur. Depuis cinq ans, j’essaye de modérer, d’avoir une posture qui n’est pas extrémiste, c’est vrai. Mais j’ai eu la sensation qu’au début, il fallait tellement répéter. En fait, taper, ce n’est pas la solution. Il y a une différence entre j’ai craqué, j’étais à bout et j’ai mis une fessée, une claque, peu importe.

J’ai eu un geste déplacé et j’en ai conscience. Et ce n’est pas du tout ça que je veux, de “pour m’éduquer, il faut taper”. Et je trouve que c’est ultra dur aujourd’hui de pas tomber dans cette étiquette qu’on te colle de “tu veux l’éducation positive à outrance mais du coup t’oublies les mères donc t’es maltraitante envers les mères” “ah oui mais si on dit pas ça on légitime que taper son enfant c’est ok”. Je trouve que c’est très dur en 2024 aujourd’hui d’avoir une posture qui est… qui comprend tous les aspects de ce dont tu viens de parler, là. Que l’éducation c’est pas linéaire, chaque famille a ses problématiques. Comment est-ce qu’on fait aujourd’hui? Je dis pas est-ce qu’il y a une recette miracle, mais comment on parle d’éducation pour inclure le plus grand monde?

Béatrice Kammerer : Eh ben c’est pas facile, je serais bien en peine de dire que j’ai la réponse. J’ai eu le même dilemme, pour te dire très clairement au début, quand j’ai eu le projet d’écrire mon premier livre sur l’éducation positive, c’est vraiment la question que je me suis posée. Est-ce que je ne suis pas en train de donner un boulevard à ceux qui veulent taper leurs enfants? Et en même temps, je pense que les gens qui tapent leurs enfants et qui sont persuadés que c’est une bonne chose, ceux qui le font de manière consciente, je pense que mon discours ne les toucherait pas, ni dans un sens ni dans un autre. Je ne pense pas vraiment qu’ils se cherchent des bonnes excuses. Je pense qu’ils n’ont pas besoin de ça.

Par contre, la collectivité des autres, ceux qui ont mis une fessée mais qui en fait s’en veulent et aimeraient bien que ça n’arrive plus jamais, et ceux qui ne l’ont pas fait et qui se disent « je veux que ça continue mais bon, c’est difficile quand même au quotidien ». Ceux-là, ils en ont besoin aussi. C’est à eux que mon discours s’adresse. Donc j’ai fait très attention. Quand même, à l’idée qu’on ne dévoie pas trop, qu’on ne dévoie pas mon discours. Par exemple, j’ai refusé un certain nombre d’invitations dans des émissions où on me disait « vous qui êtes contre l’éducation positive, venez donc parler ». Parce que, ben non, en fait, ce n’était pas ma position.

Et cette idée justement de dire « Moi, je défends les valeurs, par contre les pratiques, on peut en parler, parce qu’il n’y a pas que du bon, en tout cas, il n’y a pas que des choses qui font grandir les parents et les enfants », Cette troisième voie, si je puis dire, même si ce n’est pas non plus un compromis, elle a été extrêmement difficile à défendre. Elle était totalement inaudible en 2019, mais vraiment.

Et je trouve qu’elle commence à l’être aujourd’hui, mais avec encore beaucoup de précautions, parce que si on regarde ce qui s’est passé, le débat, par exemple, autour du time-out auquel on a assisté l’année dernière, un peu l’année d’avant, on a l’impression qu’on est toujours capable que de faire des virages radicaux. C’est-à-dire que soit l’éducation positive, c’est merveilleux, c’est la seule manière d’éduquer son enfant, et si on dit qu’il y a un truc qui ne nous convient pas, c’est qu’on est un bourreau et un très mauvais parent, ou alors c’est le mal absolu, ça va nous faire des générations d’enfants asociaux, Et donc voilà, moi je ne comprends pas pourquoi on n’est toujours pas capable de penser un peu plus la complexité, de penser un peu plus la nuance.

Et donc moi c’est ça mon bâton de pèlerin, alors c’est peut-être une cause un peu désespérée parce qu’on n’est pas audible, quand on est nuancé on n’est pas audible. Mais pourtant, moi je pense que c’est exactement de ça dont ont besoin le plus les parents. Parce que des discours terrorisants qui en permanence agitent deux épouvantailles du mauvais parent, soit en promettant qu’il devienne les futurs dictateurs, soit en promettant qu’il devienne des futurs égoïstes asociaux, non. C’est pas possible, on ne peut pas aider les parents en les terrorisant. Donc moi ça a été un peu ça ma ligne pour… mon horizon pour avancer à tâtons, parce que ça nécessite aussi des réajustements réguliers, aussi au fil de la manière dont les choses sont pensées dans l’espace public. Et puis, bon, la loi 2019, c’est très bien, mais on en est encore loin dans les pratiques.

Donc, si on ne fait pas vivre le débat, si on ne permet pas aux parents de parler des difficultés qu’ils rencontrent du fait que ce n’est pas facile et du fait que ce n’est pas parce que ce n’est pas facile qu’on est obligé de les caser du côté des mauvais parents ou du côté des bons parents, mais juste des parents qui font ce qu’ils peuvent et qui, rien que le fait d’être dans l’interrogation, dans le questionnement et la capacité de se remettre en question, c’est déjà tout ce dont leurs enfants ont besoin. On ne pourra pas avancer, on ne pourra pas construire quelque chose.

Donc, pour moi, c’est essayer de mettre dans les souliers des parents et dire qu’on ne se juge pas, comme dit le proverbe, avant de m’avoir passé deux lunes dans les souliers de la maman ou du papa, à qui on dit « c’est pas terrible ce que tu fais ». Je ne sais pas, en fait, quelle est sa vie? Qu’est-ce qu’il est en train de vivre? Et de quoi il a besoin, peut-être, pour améliorer et pour aller mieux?

Clémentine Sarlat : Je l’ai dit plusieurs fois dans un podcast où je parlais seule. Je suis convaincue comme toi que c’est la base que devrait représenter l’éducation. Mais j’ai été maman solo de trois enfants en bas âge à un moment où j’étais en dépression, où j’étais vraiment dans un état mental moi-même extrêmement difficile. Et j’ai été maltraitante, pas physiquement, mais dans mes façons. Je criais énormément. J’étais… aucune patience. Vraiment, j’étais dans une relation de conflit avec mes enfants en permanence.

Et j’ai vu, tu vois, ce que ça a créé chez elle et j’ai vu quand moi j’allais mieux, moi l’adulte j’ai pris soin de moi et j’ai pu aller mieux comment ma relation à elle s’est améliorée aussi. Donc ça m’a convaincue que c’était très important de garder cette base et ce phare de se dire respecter nos enfants et avoir une relation était importante mais j’ai aussi vécu les conditions difficiles d’être parent et où des fois je comprends qu’on n’ait plus d’autre moyen que de hurler, punir, taper, parce que nous-mêmes, on n’est pas dans les conditions optimales, en fait. Et dans notre société, on est maltraitant envers les parents, en fait. Bah, avant tout.

Béatrice Kammerer : Complètement, au final. Oui, oui, non mais complètement. C’est quelque chose… De toute façon, n’importe qui d’entre nous est maltraitant si on n’a pas dormi. Si on n’a pas été en contact avec d’autres adultes pour se changer le… si on est écrasé de soucis, de problèmes, de tâches. C’est évident si on est en plus sollicité en permanence par les enfants, parce que c’est leur travail d’enfant, je ne leur reproche pas de nous solliciter, mais le fait est que les enfants ça sollicite, c’est tout. Et c’est très difficile d’y répondre en permanence. On ne va pas réinventer tout ça, on le sait depuis fort longtemps, on ne va pas se mentir. Et on est tous maltraitants, il ne s’agit pas dans ces conditions-là, parce qu’en fait tout ce dont on a besoin, n’est pas là. C’est juste pas possible de faire autrement.

Et oui, moi, c’est pour ça que ça m’agace que ce soit pas entendu et que la parentalité soit vue à chaque fois comme un phénomène… Enfin, on est renvoyé à sa vulnérabilité individuelle. “Oui, mais vous êtes en burnout, vous êtes en épuisement”. Je n’ai rien contre ces catégories, c’est très bien d’en parler. Mais quand même, c’est de l’ordre de la vulnérabilité. Non, c’est politique. C’est une décision sociétale, quelque part. C’est pas magique.

Donc, bon, Si on ne sert pas un peu tous les coudes pour reconnaître que n’importe quel parent placé dans une situation où ses besoins de base ne sont pas respectés va devenir maltraitant et qu’on aura beau lui faire tous les ateliers de parentalité positive, on aura beau le culpabiliser en disant « Voyez, dans le cerveau de votre enfant, vous avez cassé ça ou ça, je ne sais pas. » ça va rien changer, parce qu’en fait pour le parent c’est une question de survie, c’est pas un choix. Et d’ailleurs tu l’as très bien dit, ce dont avait le plus besoin ton enfant c’est que tu te sentes mieux, pas simplement qu’en termes de décibels on soit un petit peu plus bas, c’est pas ça.

Le risque en fait aussi c’est de se limiter à des critères de surface, comme si finalement si je pouvais faire semblant d’être bienveillante ça suffirait. Ils ne sont pas idiots les enfants, ils savent très bien ce qu’on vit. Et donc de la même manière, parfois moi j’entends des parents qui disent « Oh j’ai crié, c’est terrible, comment je vais réparer ça pour mon enfant? » Je dis mais à chaque fois que vous fâchez avec votre conjoint, vous n’allez pas vous séparer pour autant.

Donc ça veut dire que tout conflit ou toute fois où on n’est pas optimal, on s’est dit un truc, n’est pas rédhibitoire pour la relation. On peut quand même… On a un lien, on peut même construire, continuer à construire. Mais c’est pareil avec les enfants, la relation n’est pas fragile à ce point-là. Par contre, ce qu’il y a au fond, profondément, comment je me sens, est-ce que ça va, c’est ça le ciment et c’est ça le lien. Donc moi j’ai toujours cette crainte qu’on s’attarde sur des attitudes, vraiment des postures de surface, des outils, alors que ce qui est profond, c’est comment moi je me sens, qu’est-ce que je veux faire vivre à mon enfant, quel est le sens aussi de ce que je veux construire avec lui.

Donc c’est pour ça que je suis très attachée par exemple à une préparation non pas à l’accouchement mais à l’arrivée de l’enfant, à la parentalité, voilà. Où on invite les parents aussi à se dire mais qu’est-ce qui compte pour moi? Qu’est-ce qui me ressource? Qu’est-ce que je vais devoir préserver? Parce que oui les premiers mois ça va être un peu, les premières années, ça va être un peu tendu. Mais du coup je préserve le Comment je peux m’organiser pour préserver ce qui, pour moi, est fondamental? Parce que c’est ça qui va faire que ça va tenir après. En tout cas, ça nous va donner les chances maximales que ça tienne après.

Et donc, tous ces éléments-là, pour moi, c’est vraiment un point aveugle parce que ça demande de rentrer plus profondément, de s’interroger sur le sens et qu’aujourd’hui, on n’en est pas tout à fait là encore.

Clémentine Sarlat : Tu me donnes une transition parfaite parce que dans ton livre, tu as tout un chapitre qui est dédié à la charge mentale et ça aussi quelque part c’est sociétal parce que ce sont les relations certes intimes des couples mais qui sont prises en charge de manière plus globale sur la représentation que doit être la famille et comment on s’organise. Évidemment, la charge mentale, ça fait partie de la vie de famille. Je veux dire, il y a un moment, c’est une réalité, on est chef d’entreprise de famille quelque part, mais elle est majoritairement portée par les femmes, aujourd’hui, en 2024. Ça a été accentué par la pandémie en 2020. C’était terrible, les études qu’on a vues sur ça. Le manque d’implication des pères aujourd’hui, à quoi il est dû et surtout pourquoi ça pose problème justement pour aller vers une éducation où on respecte tout le monde dans la famille ?

Béatrice Kammerer : Alors à quoi il est dû? J’ai évidemment pas la réponse. Je pense que les sociologues la cherchent depuis pas mal de temps. Moi je me plais souvent à dire que l’amélioration de la condition des mères ces dernières décennies est beaucoup plus due à l’arrivée de l’électroménager qu’à la prise, comment dire…

Clémentine Sarlat : De leurs besoins.

Béatrice Kammerer : Voilà, c’est ça. Au moins ça, ça nous a fait diminuer un petit peu le temps passé à la lessive et au reprisage des chaussettes. Par contre, les hommes, non, ils n’ont pas du tout pris leur place. Toutes les études sociologiques le confirment. Même dans l’éducation des enfants, ils sont décrits comme des seconds couteaux, donc ils aident, mais ils ne sont pas capitaines du navire au même titre que les femmes. Voilà, on patauge un petit peu là-dedans et c’est compliqué de trouver des réponses.

Moi je pense qu’il y en a quand même, évidemment à certains moments trouvés dans les représentations sociales qu’on a, mais aussi dans ce qui se joue au tout début de la vie de l’enfant. Moi je fais partie des gens qui sont tout à fait pour que le coût social de l’arrivée d’un enfant soit partagé à égalité entre les pères et les mères. Je parle évidemment des couples hétérosexuels parce que la question de la répartition des tâches n’est pas forcément la même dans les couples homoparentaux.

Mais donc dans les couples hétérosexuels, clairement, dès le départ, il faudrait que, ok, bon, la mère peut apporter l’enfant, donc ça a pris un certain nombre de temps, mais il faudrait qu’ensuite le père puisse faire une pause lui aussi, qu’il ne soit pas imposé biologiquement, mais imposé socialement, parce que c’est comme ça, on est des animaux sociaux, pas que des… Des animaux biologiques et pour que ce projet d’enfant, parce que c’est quand même de ça dont on parle aujourd’hui, soit véritablement partagé. Et on a beaucoup d’études qui montrent par exemple que lorsque les pères peuvent, dans les premiers mois de l’enfant, partager des temps seuls avec l’enfant, ils construisent tout aussi bien que les femmes, des compétences parentales. Ils savent très bien comment le calmer, le bercer. Il n’y a pas de déficit biologique dans cette possibilité de prendre soin d’un enfant.

Tous les humains sont équipés à peu près pareil là-dessus. Mais par contre, il faut qu’ils aient cette occasion-là. Donc je pense qu’il y a une partie peut-être de la réponse qu’il y a encore à trouver dans notre perception et notre appréhension très sexiste de l’arrivée de l’enfant. Probablement des efforts à faire là-dessus. Alors en quoi ça pose particulièrement problème dans l’éducation positive? Parce que ça reste un standard assez exigeant et assez élevé. Donc forcément si on se donne des super objectifs sociaux et qu’on se dit on va compter que sur la moitié des parents… Ça va être un peu compliqué de le faire vivre.

Donc si vraiment on se dit c’est vers ça qu’on veut aller, oui on veut construire une société de la non-violence, oui on veut construire une société plus respectueuse pour chacun et en particulier pour les enfants, on a besoin de tout le monde. Donc il n’est pas question que les pères restent sur le banc de touche à se demander si c’est vraiment ça qu’ils veulent faire, si c’est vraiment leur rôle. Non, non, il faut y aller. Après, voilà, encore une fois, c’est pas simple. Et puis, il y a plein de raisons qui ont fait que l’éducation positive a été plus investie par les femmes que par les hommes. Parce que, de toute façon, l’éducation domaine en général est plus investie par les femmes que par les hommes.

Aussi pour toutes ces compétences langagières dont je parlais, donc émotionnelles aussi, qui correspondaient à des compétences traditionnellement considérées comme féminines. Oui, les femmes, elles vont plus être capables d’exprimer leurs émotions. Non, évidemment non, c’est appris. Mais du coup, comme les méthodes, les outils de l’éducation positive passaient beaucoup par cette expression des émotions, forcément on allait se dire que les femmes étaient mieux placées pour le faire. Et puis les femmes ont un peu cette espèce de mission d’être le chef du pôle développement de la famille. Ça, ça s’est vu. Il y a des sociologues qui l’ont montré beaucoup sur la question de l’équilibre conjugal. Et en fait, on retrouve la même chose sur la question de la parentalité.

Celles qui vont lire les livres, celles qui vont aller aux conférences, qui vont dire “j’ai vu une nouvelle, qui dit ci, qui dit ça” et qui va importer ça après dans la famille. Essayant de convaincre parfois les hommes un peu réticents. Donc ça c’est pareil, c’est complètement sexiste en fait comme fonctionnement. Chacun des parents devrait se demander, est-ce que ça me convient ce que je vis? Est-ce qu’il y a des choses qu’on pourrait améliorer? Mais aujourd’hui encore, on va dans une conférence parentalité, il y a 95% de femmes. Où sont les hommes? Alors on va dire, oui mais parce qu’ils ne sentent pas légitimes. Je suis de moins en moins convaincue par cet argument. Je pense qu’à un moment donné, ils se disent que les choses sont prises en charge et qu’il n’y a pas vraiment besoin de venir. Et c’est pas…

Effectivement, en plus, ils ne sont pas forcément tout à fait à l’aise. Mais il y a quand même encore quelque chose de l’ordre de… On ne s’investit pas là-dedans.

Clémentine Sarlat : C’est marrant ce que tu dis juste sur les stats, parce que moi j’étais hyper étonnée de regarder les stats de mon podcast. Il y a quand même 30% d’hommes qui écoutent. Peut-être que c’est plus facile pour eux de le faire de manière anonyme sans avoir personne qui juge, qui regarde et de pouvoir écouter. Si vous nous écoutez et que vous êtes un homme, ça m’intéresserait si vous voulez m’envoyer un message. Je sais aussi que souvent ils écoutent à deux. C’est la femme qui entre en voiture, met le podcast et fait écouter. Il y en a qui font des soirées ensemble, à écouter le podcast ensemble et à discuter ensuite en fonction des thèmes.

Mais ça m’interpelle parce que si tu me dis qu’il y a 95% tu vois en gros on le sait on voit visiblement dans les conférences donc très peu d’hommes mais que moi quand même 30% je trouve que c’est quand même pour parler éducation aujourd’hui en 2024 c’est un chiffre important c’est qu’encore il y a ce stigma de “je peux pas montrer que je m’intéresse à ces sujets de manière publique” on va dire.

Béatrice Kammerer : Mais je trouve que c’est très rassurant de voir qu’ils écoutent.

Clémentine Sarlat : Moi ça me rassure à fond.

Béatrice Kammerer : Et je suis convaincue qu’il y en a plein des papas qui se posent plein de questions et qui se sentent extrêmement seuls parce qu’il n’y a pas forcément cette habitude de partage social qui peut y avoir aussi. Voilà, c’est ça. Donc je ne suis pas sûre qu’on ne se retrouve pas au bistrot forcément pour parler de l’éducation des enfants, mais peut-être que ça va venir. Mais il y a encore tout ça à déconstruire. C’est pour dire que le chemin est long. Moi j’ai fait confiance aux jeunes générations, je pense qu’il y en a de plus en plus qui ont envie vraiment, pas simplement d’être les fameux nouveaux-pères des années 70, mais de l’incarner pour de bon et de faire péter tous ces carcans qui nous restent. Mais c’est vrai que le chemin est quand même encore long.

Clémentine Sarlat : Et il faut le dire, ces pères-là, je veux quand même le dire, n’ont pas eu le modèle de père qui est impliqué. Et je ne dis rien par rapport à nos pères à nous, ils ont fait ce que la société leur demandait à l’époque, c’est-à-dire travailler, amener de l’argent et s’occuper des enfants quand ils sont un peu plus grands. Donc aujourd’hui ils doivent inventer un nouveau paradigme, ils doivent avoir des nouvelles normes, avec un congé paternité qui n’est pas à la hauteur, souvent dans leurs entreprises on leur met un peu les bâtons dans les roues pour ceux qui veulent être beaucoup plus impliqués. Donc c’est vrai que c’est pas facile vraiment de leur côté, et avec nous des mères qui sommes omniscientes, omniprésentes, et qui voulons aussi parfois un peu trop tout gérer, donc c’est dur l’équilibre je trouve à trouver.

Béatrice Kammerer : Oui, je pense qu’il y a beaucoup d’efforts aussi à faire effectivement sur le plan professionnel et là encore englobant bien la globalité des pères parce que là aussi il y a des inégalités sociales qui sont majeures dans la représentation et la possibilité d’investir ce rôle où encore il n’y a pas si longtemps des pédiatres nous disaient “nous n’avons proposé aux pères que devenir des secondes mères” avec tout ce que ça pouvait sous-entendre de stigmatisant. Donc il y a encore beaucoup à faire pour leur permettre d’investir pleinement cette identité, parce que c’est vraiment une identité avec l’enjeu de montrer un modèle, comme tu l’as bien souligné, on n’est pas dans l’éducation au sens théorique du terme, là c’est vraiment permettent d’avoir en face.

Moi je suis très prudente sur la question de la figure un peu de la mère qui a du mal à lâcher tout ça parce que je pense que pour lâcher il faut être sécure. Et donc moi, je n’adopte pas le vocabulaire du lâcher prise en particulier. J’ai souvent envie de comparer dans une famille, dans un couple, un peu comme en sport collectif, quand on joue au volley, quand on passe la balle, on se regarde et la personne en face dit “Oui. J’ai la balle, je l’attrape, je suis là dans cette connexion”. On lance pas la balle comme ça, sans regarder, en se demandant si elle va tomber par terre ou pas. Donc c’est facile de dire “mais lâche ta balle”. Oui, mais à qui? Comment? Est-ce que je suis sûre que la personne en face va la recevoir et va en faire quelque chose?

Donc je pense qu’il y a quand même… on voit qu’une partie du problème si on dit aux femmes “vous êtes un peu toute puissante là, vous voulez tout contrôler…”

Clémentine Sarlat : Je parle d’omniscient parce que comme on a un congé maternité, on a du temps, on a le temps de tisser ce lien, on a le temps de tout connaître du bébé, et on a ce savoir là que eux n’ont pas par défaut parce qu’ils ne savent pas faire. Mais c’est pour ça que j’utilise ce terme omniscient parce que ce temps de trois mois à peu près qu’on passe avec le bébé nous permet d’être celle qui sait, malheureusement. Et comme le congé, il n’est pas à la hauteur chez les hommes, les deuxièmes parents de ce qu’il faut, bah eux, effectivement, ne sont pas les omniscients dans la relation. Et t’as raison. Moi, il y a eu plein de fois où j’ai entendu des femmes le dire, et moi aussi, les ressentir, me dire “ouais, mais j’ai pas confiance, en fait”.

Donc oui, comme tu dis, lancer la balle, je suis pas sûre qu’en fait, c’est soit droit dans ses bottes et soit à la hauteur de l’enjeu. Et c’est très dur, ça. Et t’as raison, il y a deux angles dans ce que j’ai raconté.

Béatrice Kammerer : Mais je suis d’accord avec ta vision, c’était plus… Parce que je pense qu’on peut faire l’association assez rapidement et c’est le genre d’association où effectivement moi je suis un petit peu prudente par rapport à ça. Mais oui c’est vraiment la raison pour laquelle je suis convaincue que les hommes devraient pouvoir passer du temps seuls avec leur bébé. Vraiment, j’en suis convaincue, on a des données scientifiques là-dessus, c’est même plus à démontrer. Et en plus, il y a pas mal de femmes qui témoignent de ça, mais quel confort ce serait, par exemple, de bénéficier de ça au moment de la reprise du travail? Quel confort ce serait de pouvoir se dire “je pars en étant tranquille parce que mon enfant est avec son parent”. Ça c’est un confort que les hommes connaissent quand ils retournent.

Mais en tant que femme, on a l’écrit derrière la porte de la nounou qui nous envoie le message “Non mais ça va, il s’est calmé vite”. Combien de fois, combien de femmes se sont dit “j’ai descendu les escaliers, j’ai pleuré un coup et après j’y suis allée”. C’est pas normal aussi, ça aussi il faut pouvoir en faire quelque chose et la solution elle est toute trouvée, elle est facile. Quand il y a un deuxième parent, il faut qu’il y ait le deuxième parent, c’est pas plus compliqué que ça.

Clémentine Sarlat : Et puis donc tu parlais dans le livre de cette charge mentale qui est déjà dans la répartition des tâches, dans la charge éducationnelle, ça prend la forme de “la femme a les connaissances et les transmet aux deuxièmes parents” et donc déjà ça ça passe par son prisme. Moi c’est ce que j’ai toujours dit à mon mari, je lui dis “mais tu sais là tu as les informations via moi donc j’ai mis mon filtre et peut-être tu ne vas pas le recevoir de la même manière si toi tu lis, si tu écoutes, si tu t’intéresses”. Bon le pauvre il est obligé d’écouter mon podcast maintenant mais c’est vrai que c’est comme si on avait un autre enfant à éduquer quelque part. À faire ça, à devoir montrer ce qu’on pense être bien ou pas pour notre famille. Ça, c’est dur.

Béatrice Kammerer : Oui, je pense que c’est très dur et je pense en plus que ça ne correspond pas à ce que souhaitent un certain nombre de femmes parce que, comme tu l’as très bien dit, on t’attonne en vrai, on ne sait pas. On se dit tiens, il y a ça, mais est-ce que ça va nous convenir? En fait, on a aussi envie d’un contradicteur qui dise “non, mais attends, on pourrait voir les choses autrement”.

Une discussion constructive, je ne dis pas une opposition stérile, ce n’est pas de ça dont je suis en train de parler, mais encore une fois, c’est cette idée de projet, “on l’a conçu à deux, ce projet, on l’a fait à deux, cet enfant, comment ça se fait qu’à un moment donné, ben non, ça c’est ton champs, ça c’est le mien”. Je pense qu’il y a quelque chose à repenser dans la complémentarité des pères et des mères, qui d’ailleurs ne doit absolument pas, enfin moi je crois absolument pas à ce qui a pu être remis sur le devant de la scène, comme quoi le père devrait être l’interdicteur ou la mère devrait être la bienveillante, enfin bon, j’en tiens peut-être sur les critiques de l’éducation positive, mais on revient tout de suite à une espèce de complémentarité ultra stéréotypée, ultra pastéisque, qui évidemment nie complètement l’histoire de la parentalité et la diversité des configurations familiales.

Mais au-delà de ça, qui nous empêche d’être dans une forme d’ajustement fin où, en fait, le but c’est que, c’est un peu comme à l’escalade, on s’assure mutuellement l’un l’autre, quoi. Parce qu’à un moment donné, bah oui, on va prendre un peu une initiative, on va dire “attention, t’es sûr, machin”, et hop! Finalement c’est pas la bonne option “mais t’inquiète moi j’ai une autre option” et en fait c’est vraiment cette coopération cette collaboration où on n’a pas besoin d’être “un chef”, entre guillemets, et l’autre qui suit mais on est ensemble c’est ça en fait qu’il faut pouvoir faire vivre et ça n’a rien à voir avec le genre.

Clémentine Sarlat : Exactement. Tu parles, toi, d’une éducation positive féministe, c’est ça? Comment tu la définirais ?

Béatrice Kammerer : Oui, en partie, oui. Pas facile à définir. Je pense qu’on a dit déjà plein de choses, de pères qui prennent pleinement leur part dès le départ, qui ont conscience de l’enjeu en face et de la difficulté aussi. L’ambition des standards plutôt. Encore une fois, sans dire qu’on va les atteindre, mais un peu comme des étoiles qui guident le chemin des marins en disant, allez, on y va tous les deux. Donc pour moi, évidemment, ça fait partie de ça. Moi, j’encourage beaucoup les mères à être au clair avec leurs besoins. Et à ne pas se dire qu’ils sont secondaires ou qu’ils ne sont pas importants ou que quand même l’enfant est toujours prioritaire parce que ça j’en ai vu beaucoup plonger à cause de ça.

Donc cette idée qu’en fait on ne peut pas être bien traitante si on ne fait pas attention à soi, si on n’est pas en capacité de se dire qu’est-ce qui moi me nourrit, me fait du bien et pas simplement “j’étais chez le coiffeur, tu t’es fait toute belle”, non on ne va pas remettre une injonction à la place du… Non, non. Qu’est-ce qui moi me fait du bien, me nourrit, me permet d’être d’être pas qu’une mère aussi, parce que c’est étouffant. Donc tout ça, c’est quand même des choses qui sont très importantes. Et oui, il y a des pères qui acceptent de montrer l’exemple à leurs enfants, qui acceptent de se questionner sur ce qu’ils ont reçu comme héritage, sur ce qu’ils ont envie de donner, parce que l’éducation c’est de la transmission. Et je pense qu’il ne s’agit pas du tout de balayer ça.

Le principe de l’éducation, c’est à la fois d’accepter que la génération d’après fera un petit peu différemment, et en même temps d’accepter qu’on va lui transmettre des choses. Et c’est cette espèce d’équilibre entre les deux qui fait que ça fonctionne. Parce que si on ne transmet rien, si on considère que la génération d’après va construire un ordre nouveau, en général on verse un peu dans les extrêmes. Et en même temps, si on considère qu’il faut absolument qu’ils fassent la même chose que nous, on les étouffe, on ne leur permet pas de… Donc c’est vraiment cet équilibre-là. Et je pense que les hommes aussi, ils doivent pouvoir s’interroger là-dessus. Et évidemment, dans une liberté par rapport à ces rôles. En vrai, encore une fois, je reviens sur cette idée d’interdicteur et permissif parce que ça revient beaucoup dans le débat sur l’éducation positive.

En vrai, les mères, on en a aussi marre d’être toujours celles qui ne sont pas drôles, qui doivent dire non. Et puis les pères, on en a marre aussi. Donc en fait, on est tous à un moment donné…

Clémentine Sarlat : L’un ou l’autre.

Béatrice Kammerer : Bah oui, évidemment! Et les enfants, ils n’ont pas besoin de figures absolues. Ce n’est pas des robots, les enfants. Vous savez, c’est un petit peu comme le débat avec les grands-parents, qu’il faudrait forcément qu’ils aient exactement le même style éducatif que les enfants, comme si les enfants ne pouvaient pas être confrontés à des personnalités un petit peu diverses. Si, heureusement, c’est ça qui les enrichit. Évidemment, dans les limites…

Clémentine Sarlat : Sans maltraitance.

Béatrice Kammerer : Évidemment, sans maltraitance. Mais quand on reste dans ce cadre-là, heureusement, ils savent très bien que papa va être plus sensible à tel genre de trucs, on va pouvoir peut-être négocier quelque chose là-dessus, puis maman va être plus sensible à ça. Par contre, papa, pour lui, c’est vraiment important ce genre de choses et c’est très bien. On s’ajuste en fait dans la relation. Donc pourquoi est-ce qu’on priverait les enfants de ça au nom de la conservation de rôles qui, en plus, n’ont aucune réalité historique et anthropologique, qui ont été construits comme soi-disant des modèles traditionnels, mais en fait qui ont 50 ans.

Clémentine Sarlat : Dans ton livre, tu parles du parent thérapeute et du parent bricoleur. Qu’est-ce que tu veux dire avec ces deux rôles qui ne sont pas les mêmes?

Béatrice Kammerer : Alors le parent-thérapeute, c’est une image que j’ai prise pour décrire ce qui me semblait être les attentes de la société à l’égard des parents d’aujourd’hui, et notamment dans le cadre de l’éducation positive. Où effectivement, ce qui était demandé aux parents, c’est d’endosser une posture de thérapeute dans le sens où il devait être… Il devait aider l’enfant en particulier à formuler ses émotions, à mettre des mots dessus, à les réguler, en particulier dans cet élément là, mais aussi à faire émerger ses goûts, à faire émerger qui il était. Alors ça c’est vraiment une perspective très contemporaine qui s’inscrit dans un courant qu’on a appelé l’individualisme.

Qui n’est pas à comprendre comme égoïsme, mais qui est vraiment ce courant de la deuxième partie du XXe siècle, où il postule que l’individu se définit à partir de lui-même, se définit par ses goûts, par ses aspirations, par ce qu’il est en propre et non plus par ses liens sociaux. Donc avant on était fils ou fille de, on appartenait à telle corporation en termes de métier, on était habitant de tel territoire, c’était ça qui définissait notre identité. Aujourd’hui, ce qui définit notre identité, c’est nos goûts, nos aspirations, ce qu’on va pouvoir dire de nous-mêmes. Et donc le rôle du parent dans la société contemporaine, c’est de permettre à l’enfant de devenir lui-même, d’exprimer en fait sa singularité. Et donc pour exprimer cette singularité, voilà, on lui demande quelque part d’endosser le rôle du thérapeute.

Et je dis thérapeute parce qu’il se doit d’être un peu distancié, il se doit d’être un petit peu, d’être toujours calme en fait. Le thérapeute quand on va le voir, même quand on est très en colère et qu’on a envie de démonter son cabinet, lui il va rester tout le temps calme. Il ne va jamais prendre pour lui éventuellement les propos qu’on va lui adresser. Et donc c’est un petit peu cette distance-là que l’éducation positive en particulier va demander aux parents. Donc une forme de mesure en toutes choses et permanente face au débordement émotionnel de l’enfant. Et pour moi, c’est une posture qui est complètement idéalisée. Parce que le thérapeute, bon… Il n’y a qu’une heure quoi. Il a un début, il a une fin.

Au bout d’une heure, si on l’a un petit peu saoulé, il ferme la porte et il peut crier un bon coup, tout va bien. Il n’est pas obligé de tenir cette posture-là toute sa vie. D’ailleurs, il ne tiendrait pas s’il devait en permanence être dans cette posture du thérapeute. Mais pour le parent, il n’y a pas de pause. On est tout le temps avec son enfant. C’est en ça que c’est très idéaliste. Et puis l’enfant, il a besoin aussi d’interagir d’une manière authentique avec nous. C’est-à-dire que le thérapeute, on peut lui envoyer à la figure toutes les pires insultes. Il va prendre de la distance et rester dans sa posture professionnelle. L’enfant, il a aussi besoin de comprendre et de voir que non, à faire tout ce genre de choses. Donc il faut être aussi dans une forme de communication authentique.

Je ne dis pas qu’il faut hurler sur son enfant, mais il a besoin de voir notre colère de temps en temps, il a besoin de voir notre tristesse, il a besoin de voir qu’on est un être humain. Ce n’est pas grave, on vit nous aussi. Et il y a un certain nombre de personnes aussi qui ont dénoncé cette idée qu’on ne va pas dire « maman est très triste » d’un air où on n’est pas très triste. Ça n’a pas beaucoup de sens dans la communication. Encore une fois, il ne s’agit pas de montrer de rester raisonnable dans sa manière d’exprimer ses émotions, mais il faut quand même qu’elle soit authentique. Donc voilà, ça c’est une figure un peu idéalisée, qui à la fois traduit cette aspiration sociale et toutes les limites qu’il peut y avoir.

Et puis le parent bricoleur, moi c’est quelque chose dans lequel je me reconnais un petit peu plus, même beaucoup plus, et puis qui décrit pour moi le travail du parent. C’est-à-dire qu’on avance en cheminant, on n’est pas parent, on le devient. Bon, c’est devenu un peu banal de le dire, mais c’est toujours aussi vrai. On avance avec ses enfants, d’ailleurs on n’est pas le même parent avec ses différents enfants parce que nous-mêmes on chemine, on grandit, on devient autre. Et pour moi ce qui est le plus important… enfin l’éducation positive a… certains discours en tout cas, ont beaucoup mis en avant l’idée que ce qui était important c’est que le parent ait un comportement optimal, en tout cas une posture particulière, il dit “voilà c’est comme ça que vous devez réagir”.

Moi, ce que je pense et que ce dont les enfants ont le plus besoin, c’est que le parent s’interroge et réajuste. Et qu’en fait c’est pas très grave si on n’est pas optimal, c’est même pas grave du tout. Ce dont ils ont besoin c’est qu’ils voient qu’en fait on est capable de se remettre en question, qu’on est capable de dire là ça n’a pas bien fonctionné, là ça ne t’a pas fait du bien, là moi non plus ça ne m’a pas fait du bien, tiens on peut faire autrement. Et en fait, pour moi, c’est ça l’exemple qu’on est censé donner à nos enfants. D’abord parce qu’on leur montre que c’est pas grave de ne pas être optimale, qu’il y a des moyens de s’excuser, il y a des moyens de réparer.

Parce que eux aussi, à un moment donné, ils ne vont pas être optimaux dans leur vie, mais c’est pas grave. Et on leur montre, on les accompagne comme ça. Donc oui, c’est une forme de droit à l’erreur aussi.

Et puis aussi, quand on devient bricoleur, ça veut dire qu’on s’autorise plus à critiquer parce qu’on s’autorise à dire “tiens je vais essayer ça c’est pas tout à fait ce dont j’ai l’habitude mais je vais essayer il n’y a pas d’engagement j’essaye et je vois ce qui se passe” et donc je garde mon sens critique je garde voilà mon esprit aiguisé pour dire “bah ça me convient ça me convient pas ça a généré ci ça a généré ça” et ça c’est une sorte de protection contre le fait d’être tenté par des outils tout faits. Si je reviens un peu sur le débat qu’on a eu pour ou contre le time-out, si on prend juste un outil comme ça, on peut rien en dire.

Parce qu’entre enfermer un enfant dans sa cave ou lui dire écoute, là j’en peux plus, alors tu vas dans ta chambre, je vais dans la cuisine, on se reparle en dix minutes, il y a quand même un monde. Pourtant on pourrait…

Clémentine Sarlat : Dire que c’est la même chose.

Béatrice Kammerer : On pourrait dire que c’est la même chose, mais ce n’est pas l’outil qui est important, c’est le sens qu’on va donner à la relation derrière. Et donc, en étant un peu bricoleur, on s’interroge sur le sens. On se dit pas “est-ce que je vais pratiquer tel outil ou pas pratiquer tel outil?” Je veux dire “qu’est-ce que je veux impulser dans la relation avec mon enfant? C’est quoi qui est important pour moi là-dedans?” Et donc, je pense que oui, c’est ça dont les enfants ont le plus besoin pour grandir.

Clémentine Sarlat : On bricole quand on cherche la solution avec eux.

Béatrice Kammerer : C’est ça, exactement.

Clémentine Sarlat : Je trouve que ça donne la notion de l’effort, de la recherche, de la curiosité, de savoir revenir en arrière, se remettre en question. En fait, c’est des compétences dont ils vont avoir besoin dans leur vie aussi, qu’un truc tout fait, robotisé, comme tu dis.

Béatrice Kammerer : C’est ça. Qui ne soit pas non plus dans une posture uniquement de récepteur. Parce qu’il y a quelque chose aussi, moi qui m’avait beaucoup interpellée dans les idéaux, encore une fois, de l’éducation positive, c’était cette idée qu’il fallait tout faire parfaitement pour les enfants, mais pas du tout pour soi et pour ce qui était autour. On en arrivait au point où certains enfants, j’ai eu un peu la remarque de la part de mes propres enfants, mais je l’ai su entendu dans d’autres familles, disaient “c’est formidable, moi j’aime beaucoup ce que mes parents ont fait pour moi, par contre moi j’aurais pas d’enfant, parce que c’est l’enfer ce truc”. Et évidemment, c’était ça qui était montré en fait. C’est oui, être enfant, quelque part, c’est pas mal. Les parents, ils sont là, ils se cassent la tête, ils veulent tout faire au mieux.

“Oh là là, j’ai fait ci, c’était pas bien, je vais recommencer. Mais quelle vie de misère ils avaient en face”. Donc, il n’y a pas seulement ce qu’on fait à ces enfants, il y a ce qu’on montre aussi à ces enfants. Il y a ce qu’on montre de c’est quoi être parent dans la société d’aujourd’hui. Et je pense que ça, c’est une dimension de la transmission et de l’héritage qui n’est pas beaucoup pensée et qui a un impact aussi considérable.

Clémentine Sarlat : L’éducation positive, on arrive à la fin de l’interview, s’est construite aussi ces dernières années en y ajoutant des neurosciences. Ça a été un gros apport, il faut quand même le reconnaître parce qu’il y a eu des études dessus. Mais il faut quand même se méfier, et tu l’as beaucoup dit dans le livre, tu as montré des études. J’en ai parlé avec Franck Ramus, que j’ai interviewé, il l’a expliqué. Toi, c’est quoi ce que tu as retenu par rapport à ça?

Béatrice Kammerer : Moi, en fait, au départ de ma démarche, il y avait le constat qu’il y avait énormément de discours inspirés des neurosciences dans les livres d’éducation positive et que c’était très souvent convoqué comme un argument pour dire “en fait, vous devez adhérer puisque regarder, c’est prouver”. En plus, les neurosciences aujourd’hui, ça a une position d’autorité. Déjà, les sciences ont une position d’autorité importante, mais alors les neurosciences, dès qu’on parle du cerveau, les gens deviennent complètement zinzins. Je pense qu’ils pourraient gober à peu près n’importe quoi. Donc voilà. Cerveau, enfant, c’était bon. Et donc moi ça m’a un peu alertée parce que j’ai vraiment cette critique scientifique, ce regard scientifique et la première question que je me suis posée c’est “est-ce qu’en fait c’est de la bonne vulgarisation?”

Est-ce que ce qu’on trouve dans les livres d’éducation positive, on peut considérer que c’est de la vulgarisation des savoirs en neurosciences? Donc la démarche que j’ai eue, elle était très simple, parce que moi je ne suis pas du tout neuroscientifique, donc je n’étais pas capable de juger la pertinence de ça. Ça a été de prendre ces extraits de livres dans lesquels des savoirs en neurosciences étaient convoqués, et de les soumettre à des neuroscientifiques pour dire “est-ce que vous y retrouvez vos petits, en fait?” C’était ça ma question, ce n’était pas “est-ce qu’ils étaient d’accord ou pas avec les gens”, mais juste, “est-ce que vous y retrouvez votre science? Est-ce que ça, en fait, pour vous, c’est de la vulgarisation?”

Et j’étais très surprise, parce que je m’attendais à quelques critiques, mais en fait j’étais très surprise de à quel point ils estimaient que c’était une utilisation fallacieuse en fait des neurosciences. Et donc ce qui avait été en particulier pointé en avant, c’était la persistance de neuromythes type cerveau droit, cerveau gauche, enfin voilà, maintenant c’est fini, c’est un neuromythe, on le met à la poubelle, on n’en parle plus. Oui, il y a deux hémisphères, mais on n’a pas deux personnalités dans le cerveau, ça ne fonctionne pas du tout. Et puis aussi des extrapolations, par exemple des mauvais usages des sciences. On ne peut pas prendre des études sur les souris et les extrapoler sur les humains. Il faut être très prudent.

On peut, on fait des hypothèses, mais on ne peut pas juste dire “voilà, on sait ça sur la souris, pof, chez l’humain ça fait ça”. Donc notamment, il y avait eu des extrapolations sur les conséquences du stress. On a toujours très très peur du stress, mais qu’est-ce qu’on appelle stress? Bon, chez les souris, évidemment, ça ne représente pas la même chose que chez les humains. En particulier, il y avait eu des études citées où des souris étaient torturées tout simplement. Donc dire “est-ce que je peux vraiment appliquer une conclusion qui a été tirée sur des souris torturées à quand j’ai froncé les sourcils devant mon enfant?”, bon, non, c’est un raccourci qui était trop rapide. Donc voilà, il y avait un certain nombre comme ça d’utilisations qui étaient avec de très bonnes intentions, parce que l’idée c’était de convaincre.

Et on me le disait beaucoup. On me disait “oui mais tu sais la référence de neurosciences au moins ça va convaincre les plus récalcitrants”. Sauf que moi en tant que journaliste scientifique je ne peux pas me satisfaire de ça. Je peux pas dire “je vais tordre un peu les données scientifiques parce que de toute façon les gens ne pourront pas vérifier et comme ça je vais les convaincre”. En plus on parle d’idéaux d’éducation. Donc les sciences, ça peut être un élément, mais ce n’est pas le seul. Quand on parle de valeurs comme la liberté, comme la démocratie, on ne se pose pas la question de savoir si c’est prouvé scientifiquement ou non. C’est une aspiration sociale. Donc bien sûr que les sciences peuvent venir nous étayer, nous renseigner, participer de cette décision éclairée. Mais quand même, c’est une décision idéologique qu’on prend.

Donc voilà, moi c’est un petit peu tout ça qui m’a marquée et pour lequel je continue un peu à alerter parce qu’on a beaucoup d’utilisations encore un peu parfois à tous azimuts des savoirs neuroscientifiques, notamment par exemple une confusion entre sciences cognitives et neurosciences alors qu’on est au tout début de la compréhension de nos phénomènes cognitifs. Et c’est passionnant! Mais il faut être humble, la science se construit pas à pas.

Clémentine Sarlat : Oui, et ce qui ressort beaucoup, c’est “c’est pas parce que j’ai crié une fois ou j’ai eu le malheur de taper une fois ou d’avoir un comportement déplacé envers mon enfant que son cerveau est cramé pour la vie”. C’était ça le fond, de ne pas agiter la peur par rapport à ça.

Béatrice Kammerer : C’est ça, c’est ça. C’est-à-dire que c’était convoqué, ces arguments-là étaient vraiment convoqués pour presque créer un état de sidération chez les parents en disant “oh là là, faut absolument plus”. Et ça, c’était pas conforme non plus aux données scientifiques. C’est-à-dire qu’évidemment, on a suffisamment de preuves pour dire que frapper un enfant, ça va lui causer des effets délétères, ça c’est absolument incontestable. On a des énormes études, et tu n’as aucun problème là-dessus. On n’a aucune preuve que le parent qui a donné une fois une fessée à un enfant, ça a eu la moindre conséquence. Tout simplement parce qu’il y a tellement d’influences dans une vie, tellement de choses qui vont compter qu’on ne peut pas juste isoler ce truc-là et dire quel effet ça va avoir. Ce n’est pas possible.

Donc voilà, la vie est riche, pleine. Qu’est-ce qui s’est passé avant? Qu’est-ce qui s’est passé après? Dans quelle relation a été ce parent et cet enfant? Qu’est-ce qu’ils ont tissé? Tout ça, ça rentre en ligne de compte et je pense que c’est pour ça que c’est important de… Permettre aux parents de continuer dans cette perspective constructive et aussi sereine que possible avec eux-mêmes.

Clémentine Sarlat : Et on apprend en faisant des erreurs. On ne pourra jamais le dire assez. C’est vraiment comme ça qu’on fonctionne dans notre capacité d’apprentissage. Pour terminer, qu’est-ce qui est principalement reproché à l’éducation positive? Parce qu’il y en a des détracteurs, ça y est, pas de problème. Comme tu dis, on aurait pu leur faire un boulevard et ils sont très médiatiques et ils sont là. C’est quoi le fond du sujet?

Béatrice Kammerer : Eh ben c’est pas si facile que ça, moi je trouve, à répondre, parce que… Alors des prétextes, on peut en trouver plein. Mais qu’est-ce qu’il y a vraiment au fond? Moi j’ai toujours été très surprise, par exemple, de voir que les détracteurs, ils connaissent pas très bien l’éducation positive. C’est rare ceux qui ont ouvert des livres, qui savent ce qu’il y a écrit dedans. C’est rare, alors c’est encore plus rare, ceux qui auraient été assistés à des conférences, des ateliers. En fait, j’ai le sentiment que ce qui les dérange le plus, c’est pas vraiment les messages de l’éducation positive. C’est sûrement pas ses valeurs, parce qu’elles ne sont quand même pas très contestables. Mais c’est même pas les éléments que moi j’ai pu pointer dans mon livre, de parents qui se tirent dans les pattes les uns les autres, ou d’extrapolations scientifiques.

 C’est même pas ce genre de choses. Non, ce n’est même pas les exagérations, les parents qui veulent absolument tellement tout bien faire qu’ils ne savent même plus si demander à son enfant d’aller se coucher le soir c’est une violence ou pas. Non, ce n’est pas ça en fait qui pointe le plus, même s’il y en a quand même. Ça va être plutôt ce que représente l’éducation positive dans la société, à savoir un peu cet idéal d’une éducation centrée sur l’enfant, où on va lui accorder le statut de personne à part entière et libérer de tout autoritarisme. En fait, c’est surtout ça, il me semble, qui dérange.

Et d’ailleurs, on le voit, par exemple, avec certains où on a l’impression qu’ils ont complètement recyclés, les critiques qu’ils adressaient il y a dix ans à Dolto, ils ont pris à peu près les mêmes, et maintenant c’est l’éducation positive. Mais leurs critiques n’ont pas changé. Alors que clairement, l’éducation positive et Dolto, c’est pas tout à fait la même chose. En tout cas, on est quand même sur des cours un petit peu différents, qui s’inspirent des philosophies différentes, c’est pas tout à fait la même chose. Mais c’est pas grave, ça va représenter la même chose sur le plan social, cette idée que l’enfant va devenir tout puissant, que les adultes vont perdre de leur superbe, et donc c’est ça qu’on va combattre.

Et moi je pense que c’est vraiment quelque chose que j’ai vu entre la première édition de mon livre et la deuxième. J’ai vu évoluer, on est passé d’un moment où l’éducation positive en 2019 c’était quasiment pas possible de la critiquer, c’était vraiment au-dessus de tout soupçon, tout était parfait, il fallait surtout pas écorner l’idéal, à une situation où c’est devenu la bête à abattre, responsable de tous les maux de la société, les enfants sont plus turbulents, ils ont des troubles du comportement, ils ont je sais pas quoi, c’est la faute à l’éducation positive. Et à la rigueur, on a oublié que c’est pas du tout ce qu’on montre les sondages d’opinion, c’est pas devenu tout le monde n’éduque pas ses enfants selon les préceptes de l’éducation positive, très loin de là. Donc avant d’accuser l’éducation positive, il faudrait déjà savoir qui pratique réellement ça.

Probablement qu’on est plutôt sur une minorité de parents, mais voilà, mais c’est devenu l’occasion de charger la mule et avec le retour de discours totalement… Comment dire ? Assez dégradant vis-à-vis des enfants, où c’est des petits tyrans en puissance, si on contient pas leurs pulsions, si on contient pas leur agressivité, et donc… Enfin voilà, moi je trouve qu’à chaque fois je suis stupéfaite du manque de nuances. C’est-à-dire qu’on est passé d’un enfant ultra vulnérable, incapable du moindre mal, un petit peu qui est la figure de l’enfant beaucoup défendu par l’éducation positive, et de manière parfois exagérée, puisque les enfants des fois ils se font des trucs, c’est pas très sympa entre eux, donc c’est pas que des petits anges parfaits, à une figure d’enfant tyran, terrible, qui va prendre le pouvoir sur les adultes. Voilà, stop! Stop!

Arrêtons et essayons de penser la complexité des choses. En tout cas, moi je trouverais ça désespérant qu’on ait pris ce virage-là pour aller dans le mur à nouveau. Donc voilà, on en arrive à un stade où il faut redéfendre l’éducation positive à nouveau contre d’autres formes, un petit peu de retour réactionnaire.

Clémentine Sarlat : Oui parce que finalement ton livre, tu l’as écrit en 2019, à un moment où la loi est sortie, c’est ce que je te disais, où moi je suis tout à fait honnête que je faisais partie de ce mouvement où pour moi il fallait dire il y a d’autres alternatives que de taper en fait et on veut essayer de vous aider à montrer ce que c’est et aujourd’hui tu te dis “mais attendez c’est pas ça le problème de la société, c’est pas de donner trop de liberté aux enfants ou en tout cas de les considérer”. Et donc, au final, la réédition de ton livre, elle est dans un moment un peu entre deux.

Béatrice Kammerer : C’est ça, c’est ça. Et donc, c’est quelque part… Il y a des critiques qui ont commencé à émerger. Typiquement, je pense que ce qui est de l’ordre de la mauvaise vulgarisation des neurosciences est de plus en plus audible. Aujourd’hui, on est d’accord pour dire “bon… Soyons quand même sérieux par rapport à ça”.

Clémentine Sarlat : Et disons-le, puisque c’est le reproche qui a été fait à Catherine Guéguen, que j’ai reçu dans le podcast, et qui l’a reconnu aussi, et qui n’est pas non plus à faire la sourde oreille aux critiques qu’on peut lui avoir fait. Elle a quand même toujours une mission qui est très noble, de protéger les enfants, tout ça. Mais elle a entendu la critique.

Béatrice Kammerer : Tout à fait, tout à fait. C’est pour ça que je suis consciente qu’il y a vraiment eu un pas de franchi là-dessus et un pas que je salue très clairement. Mais par contre, il y a encore beaucoup à défendre de cet idéal que moi je trouve vraiment très attaqué par de nouvelles formes de passéisme, qui sont multiformes et qui ne sont pas faciles. Je pense que l’éducation positive, une partie des militants, on leur parle de responsabilité. Parce que, par exemple, d’avoir suggéré souvent par le silence que l’éducation positive, c’était ne pas forcément donner beaucoup de limites à l’enfant : ça pouvait être compliqué. Je ne dis pas qu’ils l’ont dit, mais parfois c’est…

Clémentine Sarlat : Pas assez défendu dans l’autre sens.

Béatrice Kammerer :C’est ça. Je pense qu’il y a eu une forme de silence, toujours avec des bonnes intentions, de dire “on veut que les parents s’interrogent, on veut qu’ils s’interrogent sur les droits de l’enfant, on veut qu’ils s’interrogent sur ses besoins”. Et donc finalement, commencer à parler de règles, de limites, c’était la possibilité de redonner corps à une éducation plus autoritaire. Donc je pense qu’il y a eu une forme de prudence, mais qui a aussi laissé un champ libre pour que ça devienne l’apanage un peu des détracteurs. Je pense qu’il y a cette espèce de ligne de crête à reconstituer et j’espère vraiment que c’est ce qui va pouvoir être fait dans les années à venir.

Clémentine Sarlat : On refait un point dans cinq ans quand tu écriras la troisième version de ton livre. 

Béatrice Kammerer : Absolument.

Clémentine Sarlat : Merci beaucoup Béatrice pour tous tes éclairages, merci pour le travail que tu as fourni. J’espère sincèrement qu’on pourra arriver à trouver ce dont tu parles, un truc plus apaisé et qui prend compte tout le monde dans cette société complexe et qu’un jour les pouvoirs publics vont nous écouter. Agiter le drapeau là, il faut prendre soin des parents et il faut s’en occuper pour qu’on puisse arriver à cette forme de bienveillance en fait que nos enfants méritent et nous aussi.

Béatrice Kammerer : Oui, bah écoute, je partage tes vœux. Merci à toi pour cet échange.

Clémentine Sarlat : Merci Béatrice.

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