Le sujet des relations entre frères et sœurs passionne les chercheurs, mais qu’en est-il de la relation unique vécue par une fratrie de filles?
Naître fille reste aujourd’hui dans bien trop de cultures un problème. Les chiffres font froid dans le dos, des millions de filles manquent à l’appel, parce que nées filles.
Souvent caricaturée, la relation entre soeurs reste une sphère intime où l’on n’a pas assez exploré.
Blanche Léridon, directrice éditoriale d’un think tank et enseignante à Sciences po vient de publier un essai intitulé : “Le château de mes sœurs” où elle plonge dans le monde incroyable des fratries féminines.
Partager sa vie avec une ou plusieurs sœurs a été documenté à travers la pop culture ou les séries télé, mais jamais on ne s’était intéressé à sa structure, à son archéologie, à son histoire tout simplement.
Dans cet épisode passionnant on s’éloigne des clichés, ici on parle de la rivalité supposée que ressentent des sœurs, de l’image de sorcières qu’elles peuvent véhiculer mais aussi de ce pouvoir magnifique d’avoir à ses côtés, une sœur.
De Kardashian, au soeur williams en passant par les Brontë, Blanche Leridon nous embarque dans cet univers épique.
Evidemment je dédie cet épisode à ma soeur Eva et à mes 3 filles Ella, Jasmine et June <3
Je vous souhaite une très bonne écoute.
🗣️ Au programme :
📚 Introduction et contexte (00:00 – 10:20)
🔍 Représentations des sœurs dans la société (10:20 – 21:57)
👭 Évolution des relations sororales (21:58 – 33:33)
🎥 Représentations culturelles des sœurs (33:33 – 44:43)
LIENS DE L’ÉPISODE
Le château de mes soeurs : des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines, Blanche Leridon
Séries mentionnées :
Fleabag
The split
Loulou
Bad sister
TRANSCRIPTION DE L’ÉPISODE
Blanche Leridon
T’as que des filles. Mince, pas de garçons. Et il y a encore cette espèce d’imprégnation pour réussir un petit peu sa descendance. Il faut qu’à un moment donné, il y ait un fils. Et ça, ça reste encore très imprimé dans nos sociétés, dans nos mentalités. Il faut qu’on arrive une fois pour toutes à s’en débarrasser.
Clémentine Sarlat
Bienvenue dans la Matrescence. Dans ce podcast, on part à l’aventure. L’aventure la plus merveilleuse et difficile de la vie, la parentalité. Laissez-vous embarquer au travers des épisodes qui explorent toutes les facettes des plus complexes au plus fun du monde des parents.
Apprenez, riez, pleurez, découvrez et débattez en écoutant la Matrescence. Nous avons une mission, vous donner des clés pour vous accompagner à n’importe quelle phase de votre parentalité. Je suis Clémentine Sarlat, votre hôte depuis mars 2019, déjà ! Je suis ultra curieuse, très enthousiaste, mais beaucoup trop bordélique. Je suis aussi maman de trois petites filles qui m’aident à me remettre en question quotidiennement. Et dans une autre vie, j’ai été journaliste sportive à la télé et aujourd’hui je vous aide à rayonner dans votre parentalité. Abonnez-vous pour ne rien rater.
Allez let’s go !
Clémentine Sarlat
Le sujet des relations entre frères et sœurs passionne les chercheurs, mais qu’en est-il de la relation unique vécue par une fratrie de filles ? Naître fille reste aujourd’hui dans bien trop de cultures un problème. Les chiffres font froid dans le dos : des millions de filles manquent à l’appel parce que nées filles. Souvent caricaturées, la relation entre sœurs reste une sphère intime que l’on n’a pas assez explorée. Blanche Leridon, directrice éditoriale d’un “think tank” et enseignante à Sciences Po, vient de publier un essai intitulé « Le château de mes sœurs » où elle plonge dans le monde incroyable des fratries féminines. Partager sa vie avec une ou plusieurs sœurs a été documenté à travers la pop culture ou les séries télé, mais jamais, on ne s’était intéressé à sa structure, à son archéologie, à son histoire, tout simplement.
Dans cet épisode passionnant, on s’éloigne des clichés. Ici, on parle de la rivalité supposée que ressentent des sœurs, de l’image de sorcière qu’elles peuvent véhiculer, mais aussi de ce pouvoir magnifique d’avoir à ses côtés une sœur. Des Kardashians aux soeurs Williams en passant par les Brontë, Blanche Leridon nous embarque dans cet univers épique. Je vous souhaite une très bonne écoute et je dédie évidemment cet épisode à ma sœur Eva et à mes trois filles Ella, Jasmine et June.
Clémentine Sarlat
Salut Blanche, je suis trop contente de te recevoir, merci beaucoup. Alors j’avais vu passer ton livre, mais ce sont beaucoup de mes auditrices qui m’ont dit il faut absolument que tu reçoives Blanche parce que tu as trois filles et elle parle de ça, de ce thème-là, donc je suis très contente que tu sois là. Et j’ai une première question, c’était comment de grandir avec deux sœurs puisque toi tu es issue d’une fratrie, on va en parler après, mais de trois filles.
Blanche Leridon
Effectivement, moi j’ai une grande sœur et j’ai une petite sœur, donc je suis celle du milieu. Et c’est vrai que c’est un positionnement qu’on a parfois tendance à diaboliser un petit peu. On se dit, celle du milieu c’est un peu bâtard. C’est-à-dire que l’aînée, elle a ce privilège de la première arrivée et puis la petite dernière, on lui cède un petit peu tout. Mais moi je ne l’ai pas vraiment vécu comme ça. C’est vrai que petite, je me plaignais parce que je n’avais pas ma chambre toute seule, parce que j’avais toujours le sentiment d’être un peu prise en étau entre mon aîné et ma benjamine. Mais finalement, le fait qu’il y ait très peu d’injonctions qui pèsent sur celle du milieu, d’une certaine manière, ça vous libère.
Et puis avoir un modèle qui est le modèle de votre grande sœur d’un côté et puis une compagnonne de jeu qui est votre petite sœur et qui d’ailleurs, au fil des années, peut aussi se transformer en modèle parce que le modèle n’est pas l’apanage de l’aîné. Finalement, moi, je crois que ça m’a apporté quand même beaucoup de choses et puis ça m’a apporté cet environnement féminin très proche. Mais sœur et moi, on a très peu d’écart d’âge et donc une forme de complicité. Évidemment, aussi beaucoup de disputes, mais qui sont une forme de… D’apprentissage de la vie en commun, de faire des concessions, d’essayer de comprendre l’autre. Donc moi, ça m’a apporté essentiellement des choses très positives.
Clémentine Sarlat
Tes parents, ils voulaient trois enfants ?
Blanche Leridon
C’est marrant, c’est une question que je leur ai jamais posée, mais je pense que oui, maman, elle… Je sais qu’ils aimaient beaucoup, ils avaient très envie de former une famille. Les parents se sont rencontrés très très jeunes. Ils se sont rencontrés au collège. Ils ne se sont jamais quittés depuis. Et donc oui, il y avait cette volonté-là d’élever des enfants. Notre maman s’est beaucoup occupée de nous. Elle ne travaillait pas quand on était petite. Et donc oui, on a grandi dans cet environnement-là.
Clémentine Sarlat
Alors tu as sorti donc ce livre dont j’ai parlé, “Le château de mes sœurs”, je le montre si vous regardez sur Youtube. Pourquoi est-ce que tu as voulu écrire sur ces fratries ? On a un problème de mots donc tu vas nous en parler, sur ce sujet là en tout cas.
Blanche Leridon
C’est précisément ça le point de départ. C’est-à-dire que mes sœurs et moi, on forme une fratrie. Or on est trois filles. Donc la logique voudrait qu’il y ait un mot particulier, à part, qui puisse nous définir en tant que fratrie de sœurs. Et bien non. Vous êtes quatre filles, vous êtes une fratrie. Vous êtes quatre frères, vous êtes une fratrie. Vous êtes deux sœurs et deux frères. Vous êtes encore une fratrie. C’est dommage parce qu’il n’y aurait pas de fraternité sans fratrie. Il y a une sororité qui est un mot qu’on attaque, qui est un mot toujours fragile. On voit à quel point les combats féministes ne sont jamais loin d’être remportés de façon définitive. Il manque un petit peu, en quelque sorte, cet état antérieur qu’est cette relation entre sœurs.
Donc je me suis dit, à défaut du mot, je vais essayer de comprendre ce que c’est que la complexité des relations entre sœurs. Parce qu’on l’a dit à l’instant, moi c’est quelque chose qui est constitutif de mon identité. J’ai grandi avec deux sœurs pour moi. Ça explique une infinité de choses sur mon comportement, sur mes appréhensions, sur mes doutes, mais aussi sur mes forces et sur plein de choses dans ma vie. Donc je me disais, cette lacune, elle est vraiment dommageable. Et donc à défaut du mot, je vais essayer de comprendre ce que ça dit, loin des clichés surtout qu’on véhicule très souvent sur les sœurs. Qui sont d’ailleurs en quelque sorte les clichés qui se propagent sur les femmes en général. C’est-à-dire que les sœurs, elles seraient toujours jalouses, elles seraient en rivalité permanente, ce seraient des chipies qui se chamaillent.
Et donc je voulais aller un petit peu au-delà de ces stéréotypes qui, je pense, enferment les relations entre sœurs et montrer une autre image, et c’est le sous-titre du livre “des Brontë aux Kardashian” et on voit que l’écart est immense entre ces deux fratries-là, entre nos écrivaines de l’Angleterre victoriennes d’un côté et puis les sœurs Kardashian de l’autre. On voit que ce n’est pas le même monde, mais il y a pourtant des choses qui les lient et c’est cette histoire un petit peu bizarre que je voulais retracer.
Clémentine Sarlat
Et quand tu commences à écrire, tu ne te dis pas que ce mot « sororie » ça peut être un mot, pourquoi est-ce qu’on ne l’utilise pas ?
Blanche Leridon
Alors c’est un mot effectivement, il y a un historien spécialiste des Frères et Sœurs qui s’appelle Didier Lett et qui utilise « sororie » mais c’est vrai que c’est un mot qui est très très peu usité et moi l’ambition du livre c’était moins d’imposer un nouveau mot dans le dictionnaire que plutôt faire un petit peu la démonstration de l’utilité, de singulariser cette configuration-là. Mais effectivement, les questions du langage, on sait que tout commence par là. Le langage, c’est un empire et on voit tout ce qui charrie avec lui dans les représentations, dans la façon d’envisager le monde et donc on voit… Il y a eu énormément de débats sur la féminisation d’un certain nombre de mots et c’est pas juste une question de vocabulaire derrière.
C’est une question de pouvoir, c’est une question de rapport au monde et donc moi je voulais aussi tirer tout ce substrat-là qu’il y avait derrière cette question de pur vocabulaire.
Clémentine Sarlat
Alors ton livre, je le trouvais vraiment hyper puissant parce qu’on ne lit jamais ce type de choses sur nos relations féminines, je trouve. J’avais moi jamais réalisé à quel point j’ai été influencée par la façon dont on décrit les relations de sœurs dans les médias, dans les livres, dans la littérature. Tu parles de la série de Charms, notamment. Comment ça nous façonne de ce que devrait être la relation entre sœurs ? Tu parlais de cette jalousie, de cette rivalité, alors que ce n’est pas ce que j’ai vécu, au final, avec moi, ma sœur. Pourquoi est-ce que ça a été si mal vécu déjà, à l’époque, si on prend les premiers chapitres de ton livre, où tu parles des indésirables, des filles ?
Blanche Leridon
Effectivement, le premier chapitre du livre, c’est de dire que s’il n’y a pas de mots pour qualifier les fratries de filles, c’est parce que ça désigne une réalité dont on a longtemps pas voulu. C’est-à-dire que dans des sociétés largement patrilinéaires où la descendance passe d’abord par le fils, n’avoir que des filles était considéré comme une forme d’échec. A quoi bon nommer l’indésirable ? On n’a pas cherché à nommer cette réalité-là dans la mesure où cette réalité-là était redoutée. Et elle l’est encore d’ailleurs, j’en parle dans le livre, dans un certain nombre de pays, je pense notamment à l’Inde, où du fait du système de dot, vous savez qu’il y a cet apport financier que la famille de la jeune mariée doit donner à la famille du marié, ça fait peser une contrainte financière absolument considérable sur un certain nombre de familles, qui fait que la fille est considérée comme un fardeau financier avant tout, et donc elle est indésirable. Et donc si une est indésirable, vous imaginez bien que trois, quatre, cinq, c’est d’autant plus repoussoir comme modèle.
C’est un phénomène que je qualifie dans le livre de la façon suivante, c’est ce que j’appelle le paradoxe de la multitude. Je m’explique, normalement, plus vous êtes nombreux, plus vous êtes puissants. C’est arithmétique, c’est la logique implacable. Avec les fratries de sœurs, on a inversé cette logique-là et en réalité, plus vous êtes nombreuses, moins vous êtes puissantes. Parce que vous représentez un fardeau, essentiellement financier en l’occurrence, considérable pour vos parents. Pensez à ce roman de Jane Austen, “Orgueil et préjugés”, les cinq sœurs Bennet.
Cinq sœurs Bennet pour le pauvre père Bennet, c’est vraiment un enfer parce que du fait de la législation victorienne de l’époque, les filles ne pouvaient pas hériter des terres. Donc il fallait aller chercher un obscur cousin, je ne sais où dans le pays, pour assurer cet héritage, notamment la fortune mobilière des parents. Et ensuite, il fallait marier chacune des cinq filles. Il fallait pas simplement les marier, il fallait aussi les marier dans le bon ordre, c’est-à-dire commencer par l’aîné et puis aller progressivement, parce que c’était outrage de marier la cadette avant son aînée. Et puis en plus de ça, il fallait bien les marier, c’est-à-dire trouver de bonnes familles convenables et donc être en mesure aussi d’apporter une dot qui était suffisante et qui était à la hauteur.
Et donc c’est vrai que pendant des siècles, tout aussi bien d’ailleurs en France, dans des sociétés occidentales, jusqu’à très récemment, ça a été considéré comme un fardeau. Et même encore aujourd’hui, on voit des petits relents de ça. On en parlait hors antenne avant de commencer l’émission, mais on vous dit : “Ah, t’as que des filles, mince, pas de garçons..!”. Et il y a encore cette espèce d’imprégnation que pour réussir un petit peu sa descendance, il faut qu’à un moment donné, il y ait un fils. Et ça, ça reste encore très imprimé dans nos sociétés, dans nos mentalités. Il faut qu’on arrive une fois pour toutes à s’en débarrasser.
Clémentine Sarlat
C’est vrai que je te donnais l’exemple, j’ai trois filles évidemment. Systématiquement, si on annonce notre situation, on va voir mon mari en lui disant : “Mais c’est pas trop dur ? Tu voulais pas un quatrième pour voir un garçon ?” Vraiment cette notion de notre famille n’est pas complète parce qu’il n’y a pas de garçons et mon mari est forcément au bout de sa vie parce qu’il a trois filles. Et on est en 2025, c’est toujours le cas.
Blanche Leridon
Je mentionne dans mon livre une amie avec qui j’ai tout de suite voulu parler quand je me suis lancée dans la rédaction parce qu’on se connaît depuis l’école maternelle et elle sont cinq filles. Et elle me raconte : “Quand je me présente aujourd’hui à des gens que je ne connais pas et que je leur dis ben voilà j’ai quatre sœurs, on est cinq sœurs.” Les gens lui répondent “Ton pauvre papa!”. C’est quand même très révélateur que même encore aujourd’hui, en 2025, la réaction un petit peu pavlovienne qui vienne quand on décrit une fratrie uniquement composée de filles et en plus pléthorique, ce soit « mince, ton pauvre papa ». Il faut encore lutter un petit peu pour combattre ces préjugés-là.
Clémentine Sarlat
Mais ça va prendre du temps parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas la dot, évidemment, ce n’est pas l’héritage. C’est aussi parce que les hommes se projettent tout de suite dans le fait que ma fille va avoir une vie sexuelle. Il va falloir que je gère en tant qu’homme, en sachant très bien comment se comportent mes congénères, d’accepter que ma fille va être exposée à ça. Je sais qu’à chaque fois, c’est la réaction des amis de mon mari de : “Olalala l’adolescence ! Tu vas devoir accepter !” Oui, elles auront une vie. Une vie sexuelle comme tout le monde en fait.
Blanche Leridon
Ce qui vaut aussi pour les jeunes garçons !
Clémentine Sarlat
Oui mais on s’en fiche, c’est valorisé. Tu sais très bien.
Blanche Leridon
C’est vrai qu’il y a aussi une peur, après des craintes qui sont parfois légitimes. Quand on voit aujourd’hui tout ce qu’on découvre depuis MeToo sur les violences sexuelles, etc. Donc il y a une appréhension qui, oui encore une fois, est légitime s’agissant d’élever des filles. Se dire aussi comment on va élever des filles. Comment est-ce qu’on fait en sorte de les protéger sans être ultra protecteurs et les enfermer ? Je pense que ce sont des questions qui ne sont pas simples. Au même titre d’ailleurs que ça ne doit pas être simple aujourd’hui du fait de ces réalités-là d’élever un garçon. Et c’est aussi une responsabilité immense en tant que mère. Et il faut le rappeler, c’est le cas pour l’un comme pour l’autre. Et il n’y a pas une bonne et une mauvaise option.
Clémentine Sarlat
Dans ton livre, tu donnes des chiffres aussi, parce que tu donnais l’exemple de l’Inde où c’est un fardeau d’être une fille pour les familles, mais c’est des millions et des millions et des millions de femmes qui ne sont pas nées.
Blanche Leridon
Exactement, des femmes qui ne sont pas nées du fait des apportements sélectifs, au point qu’à un moment on avait interdit dans le pays les échographies qui révélaient le sexe parce qu’on se disait : ça va générer trop d’avortements sélectifs au détriment des naissances féminines. Il y a ça et puis il y a aussi la maltraitance infantile, c’est-à-dire quand une petite fille naît, tout simplement la laisser mourir. Ce sont des comportements qu’on observait en Inde et qu’on observe parfois encore toujours et qui sont absolument désastreux. Donc oui, il y a ce chiffre très préoccupant des femmes manquantes. C’était le cas aussi en Chine, du fait pendant longtemps, alors c’est plus le cas aujourd’hui puisque la politique de l’enfant unique a été levée en Chine depuis le tournant des années 2013-2015.
Et d’ailleurs maintenant le pays se retrouve confronté à un déficit démographique et notamment un déficit de naissances féminines et donc s’engage dans une politique nataliste qui est totalement différente. Mais c’est vrai que là aussi, du fait de la politique de l’enfant unique, quitte à avoir un enfant unique, il valait mieux avoir un garçon. Et donc là aussi vous aviez un déficit des naissances féminines en Chine qui était très important.
Clémentine Sarlat
Oui, tu disais que dans le livre, il n’y a jamais été écrit de vouloir avoir un enfant unique garçon, mais c’est comme ça que l’on l’a interprété.
Blanche Leridon
L’enfant unique, c’était égal à avoir un garçon. Ça se paraissait totalement naturel.
Clémentine Sarlat
Dans le livre, tu expliques qu’on est passé des sœurs soumises, des sœurs non désirées au final, à aujourd’hui on commence à être sur les sœurs beaucoup plus indépendantes, puissantes, fortes. Tu fais vraiment, pardon, tu balayes très largement, j’ai adoré sur ça, sur la culture, parce qu’on passe, tu disais, des soeurs Brontë aux Kardashian aux soeurs Williams. Tu parles beaucoup de sport là-dedans. Qu’est-ce qui a fait qu’on a pu avoir cette évolution jusqu’aux années 2020 ?
Blanche Leridon
Alors, il y a des évolutions sociétales, évidemment, d’ampleur, dans le droit, la suppression de la dot, qui arrivait très tardivement, je crois, dans les années 60 en France. Alors, évidemment, la pratique n’était plus du tout mise en place mais il y avait quand même l’ancrage dans la loi qui est resté très longtemps et donc toutes les révolutions féministes à partir des années 70 qui ont permis évidemment de façon plus large de reconsidérer la place des femmes et donc d’une certaine manière la place des sœurs. Mais moi un des sujets aussi sur lequel j’insiste dans le livre c’est le poids des représentations. C’est-à-dire, quand vous êtes une petite fille et qu’on vous éduque avec les petites filles modèles de la comtesse de Ségur, vous dites : “Être une petite fille, c’est être bien sage, jolie, assortie, un petit modèle de discrétion, de gentillesse, d’altruisme”.
Et donc quand vous êtes une petite fille qui ne correspond pas à ces canons-là, vous dites : “Mince, je ne suis pas là où je devrais être, où je fais mal mon rôle, je ne suis pas dans mon rôle de petite fille normale.” Et ça, ça crée des décalages qui sont particulièrement problématiques, je pense, sur la façon dont on se construit, sur la façon dont on grandit. Et donc c’était important de montrer aussi des représentations un petit peu différentes pour venir oxygéner cette façon dont quand on est petit on se construit avec les dessins animés qu’on regarde, les histoires que votre maman vous raconte, ce que vous voyez à la télé aussi et la façon dont on raconte les histoires.
Et donc c’est vrai que moi j’ai cherché aussi dans ce livre à montrer comment est-ce que ces représentations elles étaient régénérées. Il y a un exemple que j’adore, dont je parle dans le livre, c’est évidemment La Reine des Neiges. La Reine des Neiges, c’est au moment de sa sortie le plus grand blockbuster de Disney, il me semble, depuis sa création, en terme de visionnage dans le monde entier. Et la Reine des Neiges, c’est quoi ? C’est, pour le premier épisode, une conclusion, une résolution où c’est non plus un prince charmant qui vient sauver sa princesse, mais la princesse qui se rend compte qu’elle est sauvée par la puissance de l’amour que lui porte sa sœur.
Et donc ça, pour des millions de petites filles qui vont regarder ce dessin animé-là, ça va les faire envisager un petit peu différemment les relations sororales qu’elles peuvent avoir, soit avec leur sœur, soit avec leurs amies, et de se dire que l’aboutissement ultime et réussi n’est pas nécessairement le mariage (“Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants) mais que ça peut être d’autres formes de solidarité féminine, et notamment celle-là. Et c’est vrai que ce dessin animé, alors, il peut avoir plein de défauts, je ne veux pas dire que c’est une merveille, notamment dans la façon dont les petites filles sont représentées. On est encore dans quelque chose d’extrêmement caricatural. La blonde très jolie, la rousse très dynamique. Voilà, je pense qu’il y a encore beaucoup de choses qui doivent évoluer de ce point de vue-là.
Mais ce côté affirmation de la puissance féminine et puis avec des personnages masculins un petit peu ridicules et subalternes, ça, je trouve qu’en terme d’évolution des représentations et donc des mentalités et de votre rapport au monde et à vous-même, c’est extrêmement salutaire.
Clémentine Sarlat
Et puis c’était quand même en 2013, tu le soulignes, on était avant Me Too, on était vraiment dans un changement de paradigme qui arrivait. Aujourd’hui, on a des Disney qui sont, tu vois avec “Encanto”, on a eu d’autres représentations, mais c’est vrai que c’est un peu.
Blanche Leridon
C’était un peu le premier du genre oui !
Clémentine Sarlat
Ça a donné une impulsion et la bonne nouvelle, c’est que ça a cartonné au back-office. Ce qui veut dire que ces histoires-là, elles plaisent.
Blanche Leridon
Elles plaisent, bien sûr. Elles ne sont pas repoussoires. Ce serait intéressant parce que ça fait plus de dix ans que le film est sorti. De voir un peu la génération Reine des Neiges, est-ce qu’elle est plus sororale, plus féministe ? C’est très difficile à mesurer, mais je suis convaincue que d’une manière ou d’une autre, ça a participé, même à l’échelle infinitésimale, à l’évolution des déconstructions.
Clémentine Sarlat
Pourquoi, à ton avis, les soeurs elles font peur ?
Blanche Leridon
Alors, l’assimilation, il y a plusieurs choses. Déjà, on a dit, le phénomène des sœurs un petit peu redoutées, c’est le nombre féminin, il est redouté. On a parlé de la dimension économique, mais il n’y a pas que ça. C’est pourquoi est-ce que dans toute l’histoire de l’humanité jusqu’à très récemment, on a voulu un petit peu enfermer les femmes, réduire leur pouvoir et donc empêcher leur nombre. C’était une façon de canaliser ce pouvoir-là et de continuer à assurer une forme de maîtrise sur les destins féminins. Donc il y a ça, et puis il y a aussi, j’en parle dans le livre, l’assimilation des sœurs aux sorcières. Et là, ce sera intéressant quand on parlera de Charmed, parce que c’est le renversement du paradigme initial.
Mais les sorcières, et notamment si on regarde un petit peu dans les sources mythologiques, où on a des figures un petit peu de sœurs sorcières, ou dans la littérature, je pense à Macbeth, les trois sorcières dans Macbeth, qui forgent un petit peu dans la représentation occidentale moderne ce à quoi ressemblent les sorcières, c’est-à-dire le chaudron, les ongles longs, les crapauds, etc. Ça a été un peu construit à ce moment-là, et bien c’est trois sœurs. Et donc il y a la volonté aussi d’assimiler le collectif de femmes et le collectif de sœurs à quelque chose d’un peu repoussoir, et notamment passé à un certain âge. Ce que je montre dans le livre, C’est que quand vous êtes sœur enfant, adolescente, c’est un monde merveilleux.
On l’a dit, les petites filles modèles de douceur ou même de sexinesse quand on pense aux sœurs Lisbonne dans Virgin Suicide avec leurs grandes chevelures blondes un peu évanescentes qui séduisent tous les garçons de leur collège et de leur quartier. Nos imaginaires sont très balisés des sœurs dans l’enfance et dans l’adolescence. Mais si vous vous évertuez à rester dans cet état de sœur passé un certain âge, c’est-à-dire l’âge où normalement on attend de vous que vous mariez, que vous ayez des enfants, si vous n’allez pas dans ces schémas-là et que vous faites le choix de continuer à fréquenter vos sœurs, passer un certain âge et de ne pas avoir vous-même d’enfants, on va vous assimiler à des sœurs sorcières. Finalement, quelle drôle d’idée de ne pas suivre les conventions et d’embrasser ce modèle-là. Je montre Sabrina, l’apprentie sorcière. Vous savez, elle avait deux sœurs sorcières.
Elles ne sont pas repoussantes, mais on se dit qu’il y a un drôle de modèle qui n’était pas forcément le plus séduisant pour la jeune téléspectatrice de l’époque. C’est ce film Hocus Pocus, dont vous souvenez peut-être, où des vieilles sorcières de Salem réapparaissent un soir d’Halloween et essaient d’aller aspirer la jeunesse des jeunes filles du village. Donc il y a cette idée que si vous persévérez dans votre état de sœur passé un certain âge, vous êtes catalogués dans la rubrique sorcière. Et on diabolise un petit peu cet état-là.
Clémentine Sarlat
C’est fou, jc’est vrai que c’est ce que je te disais tout à l’heure. On ne se rend pas compte à quel point on est imprégné de ces images-là. Et comme tu dis, ça balise notre imaginaire et la représentation qu’on s’en fait en fait. Toi, qu’est-ce qui t’a le plus marqué dans toutes les recherches ? Parce que tu as vraiment fait un travail de fouille archéologique, tu le dis, sur ces relations de soeurs.
Blanche Leridon
Déjà, c’est l’immense richesse de ce matériau-là. Moi, je m’embarquais, j’avais quelques idées en tête, bien sûr, les plus célèbres, les sœurs March, les sœurs Brontë, on en a parlé, les sœurs Kardashian, etc. Mais quand on entre dedans, en fait, énormément de fratries de sœurs et qui ont marqué d’une certaine manière l’histoire, la littérature, la culture et qu’on a assez peu analysé, vu en tant que fratries de sœurs. Il y a un exemple que je trouve intéressant, que j’évoque dans le livre, qui me tient très à cœur, c’est Simone de Beauvoir et sa sœur. On a énormément parlé, disserté sur le féminisme de Beauvoir, à quel point il est essentiel dans le féminisme contemporain en France, mais pas que en France, un peu partout dans le monde. Mais c’est vrai qu’on a assez peu abordé le poids qu’avait pu représenter sa petite sœur dans sa trajectoire féministe.
Alors moi c’est une interprétation, peut-être que je me trompe totalement, mais c’est une intuition et je pense que d’une certaine manière elle est fondée. Un des premiers actes féministes de Beauvoir, ça a été de défendre sa sœur dans le foyer familial. C’est-à-dire que Simone, elle qui était une excellente élève, qui a passé l’agrégation, qui a tout de suite pu enseigner, Ses parents lui faisaient confiance. Sa petite sœur Hélène, quand elle a voulu faire du dessin, c’était plus compliqué. Ses parents étaient assez réticents. Et bien c’est Simone qui s’est battue pour que Hélène puisse pouvoir embrasser sa carrière d’artiste. C’est elle ensuite qui, avec son petit salaire d’agrégé, lui permettait de pouvoir acheter ses pinceaux, ses toiles et de louer son petit studio à Paris.
Et donc c’est vrai qu’il y a quelque chose aussi de fondateur dès l’enfance dans leur relation qui, je trouve, vraiment il faut relire “Les mémoires d’une jeune fille rangée”. Et même la force de l’âge où elle continue un petit peu à parler de sa relation avec sa sœur, c’est d’une immense tendresse et en même temps c’est sans angélisme ou aspect trop mielleux. Jamais Simone de Beauvoir rentrera dans ces travers-là. Mais leur relation, je la trouve extrêmement touchante et pour quiconque a des sœurs, elle est extrêmement juste. Et je pense qu’une part de son féminisme aussi s’est construit dès la cellule familiale, avec cette volonté d’aider sa sœur. D’ailleurs avec des dynamiques qui ont pu s’inverser par la suite, avec aussi des travers, des jalousies, des moments de tension.
Simone de Beauvoir a pu d’ailleurs être assez dure parfois avec sa sœur, dont elle a un petit peu condamné un certain nombre de ses choix de vie ou même son art à certains moments. Mais c’est vrai que moi il me manquait dans le répertoire féministe contemporain des exemples de sœurs en tant que telles. Et c’est une des contributions je pense du livre, c’est de dire il faut réhabiliter aussi un certain nombre de ces exemples-là, dans la grande histoire féministe dont on sait à quel point elle mérite continuellement d’être enrichie. Il y a ce modèle-là, mais il y en a plein d’autres.
J’ai découvert les Sœurs Nardal dans le livre qui sont à l’origine de la négritude en France et dont on a un petit peu invisibilisé tout l’apport.
Je parle aussi de Virginia Woolf et sa sœur Vanessa Bell avec une dynamique un petit peu similaire de celle de Simone et Hélène de Beauvoir, puisque Virginia Woolf écrivait et Vanessa Bell dessinait. Et quand elles étaient enfants, l’une écrivait des histoires et l’autre en faisait les illustrations. Et donc, il y avait cette créativité partagée dans l’enfance qui est quelque chose d’extrêmement salutaire et positif qu’il faut mettre en avant. Donc, c’est aussi ce que j’ai essayé de faire dans ce livre. C’est tous ces exemples que j’ai réussi à exhumer, à la fois dans l’histoire, mais aussi dans la pop culture, dans la littérature, dans le cinéma. C’est les remettre aussi dans cette grande histoire du féminisme contemporain.
Clémentine Sarlat
C’est vrai que tu le dis dans le livre, c’est qu’on a une grande tendance, notamment dans la sphère féministe, de parler de ses sœurs, mais ses sœurs de combat en fait, d’idéologie, mais qu’on a complètement occulté la sphère intime, où il y a une vraie relation génétique ou de sang ou même si c’est demi-sœurs et qui ont façonné finalement les femmes qui sont parties en lutte après.
Blanche Leridon
Bien sûr ! Et l’idée c’est surtout pas d’opposer les sœurs biologiques d’un côté qui serait quelque chose de plus fondamental et de plus fort que les sœurs construites de l’autre. Au contraire vraiment je pense que là il faut surtout pas être dans cette binarité là. Et d’ailleurs je dis sœurs biologiques mais vous n’êtes pas forcément des sœurs biologiques. Vous pouvez être des demi-sœurs et avoir aucun rapport des sœurs adoptées. Peu importe. Mais c’est vrai que réinvestir cette réalité un peu primitive qu’était la relation de sœurs me semblait intéressant pour consolider les relations de femme. Et c’est vrai que ce n’est pas anodin si le MLF s’est emparé très vite de cette notion de sœur. On ne parlait pas vraiment de sororité, mais de sœur. Dire que vous avez tu es ma sœur.
Et donc ça veut bien dire qu’il y avait une référence implicite ou explicite à cet état-là, au même titre, comme je l’ai dit, que la fraternité s’est nourrie de la fratrie. Sauf que l’idéal de la fraternité, ce n’est pas l’idéal de la sororité. L’idéal de la fraternité, c’est un idéal qui s’est construit dans l’élan révolutionnaire, avec tout ce que ça implique comme caractère belliqueux, sanglant. Et donc la sororité propose, ce n’est pas la négation de la fraternité, là non plus, je ne veux pas être dans quelque chose de trop caricatural ou dichotomique, ça propose autre chose. Et cette autre chose, il se comprend notamment, pas uniquement, mais notamment en regardant ce qui a pu se passer dans cette cellule qu’est la relation entre sœurs.
Clémentine Sarlat
C’est drôle parce que tu expliques dans le livre que tu t’y es mis tard à regarder les Kardashian.
Blanche Leridon
Et sous la contrainte pour pouvoir écrire le livre !
Oui, parce que j’avoue que j’étais assez éloignée au départ de cet univers-là, mais j’y ai découvert énormément de choses.
Clémentine Sarlat
Moi je pense que j’ai beaucoup regardé plus jeune. Je pense que j’étais fascinée de voir des femmes, parce qu’il y en a la plupart étaient déjà femmes, mener la barque en fait. C’est ça que tu découvres en regardant les 20 saisons des Kardashian !
Blanche Leridon
Je dois reconnaître en toute humilité que je n’ai pas tout regardé, mais j’en ai quand même regardé suffisamment pour bien comprendre le phénomène que je ne veux surtout pas prendre à la légère dans le livre. Et effectivement, moi, la première chose qui m’a frappée avec les sœurs Kardashian, c’est l’inversion du paradoxe de la multitude que je décrivais tout à l’heure. Les Sœurs Kardashian, elles auraient pu toutes faire carrière en réalité, et elles le font aussi d’ailleurs, toutes seules. Elles pourraient se dire on n’a plus besoin du groupe, du collectif, mais en réalité c’est ce collectif-là qui les a forgées et qui les a rendues puissantes.
Et c’est vrai que les voir évoluer toutes ensemble à travers les années, parce qu’on est quand même là sur une grande saga de 15 ans, les plus jeunes, Kendall et Kylie, on les découvre, elles ne sont même pas adolescentes. Elles sont vraiment enfants. Elles sont toutes petites. Et d’ailleurs, je pense, point à part que ça a dû très dur quand même de se construire comme ça sur les yeux des caméras. Vos premières règles, vos premiers chagrins d’amour. Il peut y avoir un petit côté voyeur qui, je pense, a pu être extrêmement préjudiciable pour ces jeunes femmes, même si elles ont l’air de plutôt bien s’en sortir aujourd’hui. Il y a plein de défauts chez les Kardashian sur ce qu’elles renvoient de la féminité, etc. Je ne veux surtout passer ça sous silence.
Mais cette capacité qu’elles ont eu à créer une dynastie, un empire sur leur image, un empire qui est un petit peu virtuel en quelque sorte, parce que c’est l’imaginaire Kardashian, c’est cette marque Kardashian, c’est ce cas majuscule tout puissant qu’elles incarnent dans cette espèce de gynécée moderne où les hommes, là encore, ont un rôle totalement subalterne, le père d’un côté qui fait les machines, qui n’a jamais vraiment voix au chapitre, parce que c’est la mère toute puissante qui finalement a le plus de pouvoir dans la relation parentale. Il y a un frère aussi qu’on oublie, qui n’a même pas un prénom avec un K, comme si il avait été un petit peu marginalisé de l’empire du K des Kardashian.
Et c’est vrai qu’à ce niveau-là, il y a une forme de vulgarité, il y a plein de choses qui vont pas dans les Kardashian, mais il y a aussi cette capacité de faire comprendre à plein de petites filles, de jeunes femmes qui les regardent, qu’il peut y avoir une puissance au féminin, qu’on peut construire des empires quand on est des femmes, qu’on peut être entrepreneuse, qu’on peut avoir plein d’idées aussi farfelues soient-elles et faire en sorte qu’elles y arrivent. Alors je dis pas que c’est possible pour tout le monde, Quand on est encore dans notre dialectique imaginaire, représentation et ce que ça projette, il y a un peu de bon là-dedans et c’est ce que j’ai voulu, à travers le visionnage de certains des épisodes, démontrer.
Clémentine Sarlat
On n’est pas obligés de commencer par une sextape, c’est vrai, pour percer.
Blanche Leridon
Précisons-le, c’est important !
Clémentine Sarlat
Tu le dis, il y a une confiance en elle qui est très puissante. Il n’y a aucun doute en fait sur leurs ambitions, sur ce qu’elles ont envie de faire et comment elles le mènent. Donc ça, c’est très important dans la représentation.
Blanche Leridon
Bien sûr, c’est les anti-petites-filles-modèles. Alors bien sûr, il faudrait trouver un équilibre entre les deux parce qu’il ne faut pas sombrer ni dans un excès ni dans un autre. Mais je pense qu’il faut avoir connaissance que les deux existent. Et qui a eu ce petit idéal de docilité d’un côté et puis son exact opposé de l’autre et réussir à se construire entre ces choses-là et ne pas avoir un seul et unique modèle qui vous guiderait dans la vie.
Clémentine Sarlat
Et de toute façon, la soeur Kardashian, c’est la sororie la plus puissante au monde !
Blanche Leridon
On ne sait jamais ! Kim a peut-être même des velléités un petit peu plus politiques aujourd’hui. Elle embrasse une carrière d’avocate. Aussi de s’imposer une légitimité nouvelle en dehors de la superficialité dans laquelle, à juste titre d’ailleurs, on l’a souvent enfermée. Mais voilà, c’est un empire économique aussi.
Clémentine Sarlat
On ne peut pas réussir si on n’est pas intelligente comme elles le sont.
Blanche Leridon
Bien sûr, je pense qu’elles sont loin d’être idiotes.
Clémentine Sarlat
Et comme tu dis, Kylie Jenner qui est devenue la première milliardaire.
Blanche Leridon
Ce n’est quand même pas rien.
Clémentine Sarlat
Non, c’est vrai. Et tu donnes donc après l’exemple dans le sport notamment. Tu parles de Laure Manaudou avec Florent Manaudou. Du fait qu’on a toujours voulu donner à Laure un sentiment de jalousie envers son frère qu’elle ne comprenait pas, mais qu’on n’a jamais posé la question dans le sens inverse à son frère.
Blanche Leridon
Exactement, j’ai essayé de m’intéresser à la façon dont on traitait différemment les relations frère-frère, les relations soeur-soeur et les relations soeur-frère. C’est-à-dire quand on parle des sœurs Williams, alors évidemment il y a de la rivalité, parce que quand elles s’affrontent sur un terrain de tennis, il y a de la rivalité, c’est le match. Mais ça allait plus loin que ça, et notamment dans une rivalité qui serait entretenue par le père, qui jouerait un rôle un petit peu confus dans cet équilibre-là. Et on a voulu aussi, au-delà de la rivalité sportive qui était parfaitement légitime, prolonger cette rivalité-là sur le plan familial, émotionnel, alors que c’était deux sœurs qui étaient extrêmement soudés et qui, comme toutes les fratries, ont été confrontés à des problèmes, à des difficultés, à des disputes, ça c’est évident.
Et c’est vrai que jamais on n’a demandé à Florent Manaudou s’il était jaloux de sa sœur. C’était inconcevable. Un homme n’est pas jaloux de sa sœur. C’est pas possible. Quand je regardais aussi un petit peu les frères Karabatic dans le Handball… Jamais on ne demande à l’un s’il est jaloux de l’autre. La question ne se pose même pas. Il n’y a pas de rivalité. Ce n’est pas dans ces termes-là qu’on adresse les questions. Alors que deux sœurs, ou effectivement une sœur aussi à l’égard de son frère, on va appréhender la question de façon différente. Et ça encore ça montre qu’il y a des stigmates et des inégalités dans la façon dont on conçoit les rapports entre sœurs et les rapports entre frères.
Clémentine Sarlat
Quand tu parles des Sœurs Williams, elles ont beaucoup bousculé le milieu du tennis. Elles ont beaucoup dérangé. Tu parles en plus deux sœurs qui sont exceptionnellement douées, qui ont un peu trusté tous les grands chelems à une époque. Et deux sœurs qui n’ont jamais fonctionné l’une sans l’autre. Tu expliques bien qu’elle dégringole au classement quand c’est Serena qui est malade, quand Vénus n’est pas bien, que c’est elle qui la remonte, donc on a toujours tendance à vouloir opposer 2 sœurs au lieu de se dire que c’est un moteur.
Blanche Leridon
Exactement, et ça c’est fou parce qu’on le fait aussi dans la réalité, c’est-à-dire que là on a beaucoup parlé de fiction, de représentation, mais il y a un autre exemple que je mentionne dans le livre, c’est Kate et Pippa Middleton. Souvenez-vous, le jour du mariage de Kate Middleton, toutes les caméras au bout de cinq minutes se sont braquées sur la sœur et d’emblée la presse, alors on sait à quel point la presse people britannique peut être d’une intransigeance et d’une vulgarité parfois un peu crasse, mais là c’était vraiment laquelle des deux a le plus beau bronzage, laquelle des deux était le plus aimée par son père. Qui a le tableau de chasse le plus voilà. Et tout de suite, on a voulu les opposer l’une à l’autre. On ne commentait d’ailleurs que les fesses de Pipa parfaitement moulées dans sa jolie robe.
Et ça aussi, c’est assez affligeant de relire la façon dont cet épisode-là a été vécu. Au moment du mariage et dont l’attention a été totalement détournée du mariage princier qui était peut-être considéré un petit peu trop sage, un petit peu trop attendu. Et donc on a voulu se jeter sur la chair fraîche qu’on a tout de suite positionné dans des dynamiques de rivalité avec son aînée.
Clémentine Sarlat
Et tu trouves que ça change ? Ça c’était leur mariage, c’est quoi, 2013-2011 ? Ouais, quelque chose comme ça, début des années 2010. Voilà, on est quand même en 2025. Est-ce qu’on continue avec ce discours d’opposition où on arrive un petit peu mieux à valoriser une relation soeur/soeur.
Blanche Leridon
J’ai le sentiment quand même que les choses évoluent, mais encore une fois, rien n’est jamais acquis. Les choses évoluent dans le champ des représentations. Je trouve qu’il y a des choses vraiment très stimulantes aujourd’hui. Il y a une série que je mentionne, que j’aime beaucoup, je ne sais pas si tu l’as vue, qui s’appelle Fleabag. Pour plein de raisons qu’il y ait une série formidable, redoutablement drôle, avec ce personnage de Fleabag. Ça a été adapté. Un petit peu en France.
Clémentine Sarlat
Oui, c’est Camille Cottin !
Blanche Leridon
Oui, voilà. Ce n’est pas du tout la même chose, mais c’était un petit peu ça, l’idée de voir un peu des faces caméra d’un personnage féminin très indépendant, très baroque, très, très drôle, très acerbe aussi. Et donc ça, c’est un petit peu le thème général. Donc, ce portrait de femme qui a la trentaine dans une grande ville avec beaucoup de cynisme, d’humour noir. Qui déconstruit les canons de la féminité en règle générale. Mais à côté, parce que c’est souvent dans les interstices que se nichent les relations entre sœurs, il y a la relation avec sa sœur Claire. Et vraiment, je trouve qu’elle est d’une justesse. Elle est un peu l’anti-petite-fille-modèle parce qu’elle montre à quel point Il peut y avoir un peu de vulgarité, de l’humour entre sœurs, que tout n’est pas lisse, parfait, rose. Mais il y a aussi une immense tendresse.
Je ne veux pas spoiler pour celles et ceux qui nous écoutent la série, mais vraiment, il y a des moments, je trouve, d’une immense intensité dramatique qui se joue avec sa sœur, à la fois dans de la grande complicité, à la fois aussi dans des grands moments de dispute. Et ça, s’attaquer à cette réalité-là, la montrer avec lucidité, avec réalisme, ça je trouve que c’est extrêmement salvateur et j’encourage vraiment toutes celles et ceux qui ne l’ont pas vu à regarder cette série.
Il y a d’autres choses, je pense notamment à un livre que j’ai beaucoup aimé, que je mentionne dans l’ouvrage, qui s’appelle “La Petite Dernière” de Fatima Daas. Pareil, qui elle aussi vient réinvestir un petit peu cette figure très normée, très stéréotypée de la petite dernière.
Et là aussi, elle raconte son équilibre et sa jeunesse avec ses soeurs, moi ça me parle énormément. Où elle raconte les soirées qu’elle passe à regarder Charmed, parfois en cachette, ce qui était notre cas avec mes sœurs et moi. Donc on est dans quelque chose de beaucoup plus vrai, de beaucoup plus authentique. Et donc ces représentations, elles évoluent. Il faut qu’elles continuent à évoluer. Il faut que la fiction soit de plus en plus créative et admettre ces duos, trios, quoi, tueurs de sœurs. Qui sortent un peu des stéréotypes où les deux sœurs que tout oppose, la gentille et sérieuse et puis la délurée. En fait, il faut qu’on arrête d’enfermer les sœurs dans ces stéréotypes-là et qu’on ait le courage et l’audace de montrer un petit peu ces relations différemment. Et donc oui, c’est par ce biais-là que les choses évolueront.
Après, moi, je suis très heureuse, le livre est sorti Il y a plusieurs mois maintenant, je reçois pas mal de témoignages de sœurs qui disent que le livre les a touchées. Donc il y a aussi, ça vient répondre. Et plein de femmes aussi qui témoignent, qui disent : “Bah oui, non, moi, ma relation avec ma sœur, elle est loin des stéréotypes du genre”. Et ça fait du bien de voir qu’effectivement, cette relation-là, avec ses particularités, elle est aussi vécue autrement par plein d’autres femmes. Et ça, c’est quelque chose d’assez stimulant.
Clémentine Sarlat
Je ne sais pas si tu l’as vu cette série sur Apple TV, qui s’appelle Bad Sisters.
Blanche Leridon
Non, je ne l’ai pas vu.
Clémentine Sarlat
C’est une série irlandaise, avec quatre sœurs qui commettent un meurtre.
Blanche Leridon
Oui, j’en ai entendu parler.
Clémentine Sarlat
C’est très drôle, ce n’est pas du tout cynique. Et je trouve que là, la relation des sœurs, parce qu’on sent les tensions, on sent les inimités, mais on sent aussi cette solidarité qui est hyper forte. Donc c’est vrai que tu as raison, on commence dans la culture pop à changer.
Blanche Leridon
Il y en a une autre aussi qui est géniale qui s’appelle The Split. J’en parle pas dans le livre parce que j’arrivais pas très bien à trouver un endroit et puis je pouvais pas tout mettre sinon ça allait faire catalogue de références, ça allait être indigeste. Mais The Split c’est des sœurs avocates à Londres et c’est super, c’est une série britannique qui est sur Arte je crois et qui est vraiment très très chouette et qui montre aussi la complexité de ces relations là et c’est très émouvant, c’est très intelligent, c’est vraiment très bien.
Clémentine Sarlat
Tu vois, on donnera les petites références si vous avez envie de regarder des séries captivantes sur les sœurs. Ça m’amène à ce sujet dont tu parles en fin de livre, parce qu’on visionne très bien des sœurs très proches, solidaires dans l’enfance, l’adolescence. En revanche, en partie adultes, là, comme tu dis, il y a des attendus, se marier, avoir des enfants, faire famille ailleurs, et donc des relations qui se distendent entre sœurs. À quoi c’est dû toute cette aussi mauvaise représentation de ce que c’est la sororie adulte ?
Blanche Leridon
Ça se base déjà sur une réalité assez concrète. Moi, j’ai trouvé dans le livre, je le mentionne, une étude qui avait été faite par des sociologues dans les années 60, où ils prédisaient qu’un des schémas sociaux qui deviendrait prédominant dans les années 2000, ce serait les relations entre germains. Alors là, il ne s’agit pas uniquement de sœurs, mais frères et sœurs. Qu’est-ce qu’ils disaient ces sociologues à l’époque ? Ils disaient, avec la montée en puissance de l’individualisme et la baisse de la fécondité, c’est-à-dire on fait de moins en moins d’enfants et puis on est des sociétés de plus en plus individualistes, c’est ce schéma-là qui va devenir un petit peu le nouveau noyau des sociétés modernes, parce que vous avez tous les avantages de la famille, parce que c’est un lien qui est quand même organique, biologique, parce qu’il a cette robustesse-là par le sang, par la peau, mais il est délesté de toutes les contraintes de ses relations, il n’y a pas de hiérarchie comme vous pouvez avoir dans la relation parent-enfant, et il a tous les avantages de la relation amicale, c’est-à-dire quelque chose de beaucoup plus horizontal, sans règles, sans dogme, et donc il prédisait un peu ça. Il y a eu effectivement peut-être une augmentation de l’individualisme dans nos sociétés, une baisse de la fécondité, on le voit d’ailleurs en France récemment encore. Mais par contre, ce modèle de sociabilité entre germains, entre frères et sœurs, il n’a pas du tout prospéré comme on le prédisait à l’époque. Et il y a quand même le schéma patriarcal de la famille et des enfants qui a continué à prospérer. Et je ne le condamne pas du tout, c’est formidable.
Il y a plein de gens qui sont épanouis dans ces relations-là. Et évidemment que ceux qui ont envie de se marier et d’avoir des enfants, il faut qu’ils continuent à le faire. Mais on n’a pas véritablement ouvert de place à des schémas alternatifs où, ben non, vous n’avez pas envie de vous marier, vous n’avez pas d’instinct maternel qui vous vient et vous n’avez pas envie de fonder une famille, mais continue à regarder, soit avec condescendance, tristesse, soit avec une forme de jugement moral, ceux qui s’éloignent de ces schémas-là et ça peut être d’ailleurs le choix de vivre avec vos sœurs. J’ai quelques lectrices qui m’ont écrit pour me parler de ce choix-là qu’elles avaient fait et qui effectivement suscitait beaucoup d’incompréhension de la part de leur entourage.
Alors même que pourquoi pas en réalité vivre avec vos sœurs si c’est un choix, que vous les adorez, que vous avez des liens fusionnels avec elles.
Pourquoi pas ? Pourquoi c’est quelque chose dont on parle si peu ? De même, vivre avec vos amis, l’amitié subit aussi le même sort que les sœurs. L’amitié, c’est un truc d’enfant, d’ado. Vos amis, c’est les potes, c’est un truc de jeune adulte un peu immature jusqu’à 30 ans, mais après les potes, c’est sympa, mais il faut passer à autre chose. Il faut rentrer dans la vie sérieuse, dans la vraie vie. Non, des amitiés qui sont d’une robustesse, d’une solidité, qui je pense égales, même parfois supérieures à certains liens que je peux avoir avec des gens de ma famille plus éloignée. Et ces liens-là, je pense qu’il y a encore un travail.
Ces 18 derniers mois, il y a un nombre absolument pléthorique de livres géniaux qui ont été publiés sur l’amitié, sur l’importance de ces liens-là, sur l’intérêt aussi qu’on a à les valoriser, à envisager d’autres formes de modèles de vie communautaire qui ne soient pas uniquement centrés sur le modèle familial. Mais c’est vrai qu’il y a encore un travail de réhabilitation qu’il faut mener. Il faut sortir de ce truc : “Ah c’est les trois vieilles filles acariâtres qui n’ont pas trouvé de mec et donc qui vont vivre toutes seules.” Ce n’est pas ça, on ne nous inflige pas ça, ce n’est pas une punition, ça peut être un choix délibéré et ça peut être source d’épanouissement personnel.
Clémentine Sarlat
Tu parles dans le livre de cette figure des vieilles tantes.
Blanche Leridon
Bien sûr, oui, et ça aussi, cette idée qu’il y a souvent dans les familles, la tante sans enfant. Et pareil, là, il y a une espèce de condescendance où on dirait la pauvre, c’est elle qui est la vieille fille, etc. Et alors que moi, je parle d’une de mes tantes en particulier, qui était la petite sœur de ma mère, que j’adorais quand j’étais enfant, qui était précisément, dont j’adorais la liberté, la féminité. Et c’était pas grave pour moi qu’elle ait pas de mari et pas d’enfant, mais très vite, il y a eu cette petite idée qui s’est instillée qu’elle avait raté quelque chose.
Et donc cette lecture de la vieille tante sans enfant, je trouve ça extrêmement délétère comme façon de voir les choses, alors même que c’est des figures souvent extrêmement importantes dans la vie des petites filles et des adolescentes, et que ce rôle de tante aussi, on devrait pouvoir le réinvestir et pas se dire : “bah c’est la pauvre de la famille qui n’a pas eu la chance de se marier”. Non, il y a des places absolument géniales qu’il faudrait qu’on arrive à réinvestir.
Clémentine Sarlat
Et à revaloriser.
Blanche Leridon
Et à revaloriser complètement.
Clémentine Sarlat
Comme par hasard souvent ce sont, c’est le travail de femmes, de l’ombre. Parce que tu dis, j’aime bien, tu cites Elisabeth Gilbert qui dit qu’il y a trois catégories de tantes. Ou de femmes, je ne sais plus ce qu’elle dit, celles qui veulent des enfants, celles qui savent qu’ils n’en veulent pas mais qui veulent être présentes et celles qui ne devraient jamais s’approcher d’enfants.
Blanche Leridon
C’est ça, il y a des tantes qui sont très heureuses. Ce n’est pas parce que vous n’avez pas d’enfants que vous détestez les enfants. C’est monstrueux comme vision des choses. Vous pouvez avoir énormément d’affection pour les enfants de vos frères et sœurs, pour les enfants de vos amis, avoir envie de vous en occuper. Mais vous, reconnaître que ça ne vous parlait pas. Et donc il y a ce truc très caricatural de « Ah c’est ça, on regarde d’un mauvais œil un peu la femme qui n’a pas enfanté ». Et ça, je trouve qu’il y a beaucoup de choses à réexpliquer de ce point de vue-là.
Clémentine Sarlat
À déconstruire. Dans le livre, tu parles pas mal de Charmed, que vous regardez en cachette avec tes cerveaux. Je me rends compte que tu étais jeune quand tu regardais Charmed.
Blanche Leridon
J’avais 10-12 ans. Ça a évolué jusqu’à 14-15 ans.
Clémentine Sarlat
Je pense que j’avais 14 ans quand j’ai commencé. C’était intense quand même. Il y avait des histoires. C’était pas pour les petites filles.
Blanche Leridon
Non, mais pour le coup, voilà là, encore une fois, une première représentation où j’ai eu le miroir qu’on tendait qui était quand même plutôt génial parce que certes, elles avaient affaire à, dans leur quotidien, des problèmes de travail, leurs problèmes amoureux, mais leur vocation intrinsèque, c’était quand même de combattre les forces du mal. Et les forces du mal étaient très souvent incarnées par des hommes. Donc, on voit, il y a quand même une métaphore à peine dissimulée sur les rapports hommes-femmes. Quand vous êtes une jeune préadolescente, d’avoir ce miroir-là, où là encore c’est une série dont les personnages principaux sont exclusivement des femmes, où là aussi il y a des personnages masculins, mais un petit peu plus marginaux, je pense notamment à l’ange gardien ou à tous leurs amants / ennemis qui vont se succéder d’une saison à l’autre.
Donc pour moi, il y avait quelque chose d’assez… On se projetait en elle. Avec mes sœurs, on a fait des jeux de rôle sans fin. Ma grande sœur était Prue, moi j’étais Piper, ma petite sœur était Phoebe. Et puis quand Prue est décédée, je suis devenue Phoebe qui en plus est mon personnage préféré. Donc ça a été un grand moment d’enthousiasme pour moi. Et avec l’arrivée de Paige, c’est ma petite sœur qui a pris son rôle. Donc ça c’était quand même assez formateur. Alors là encore, il y a plein de défauts dans Charmed, sur les stéréotypes, sur la féminité, etc. Mais elles incarnaient encore une fois cette puissance du féminin, cette puissance du nombre, cette filiation aussi de mère en fille qui se transmettait des pouvoirs, ce grimoire dans le grenier.
Et il y avait quelque chose là, je trouve, d’extrêmement vivifiant pour des petites filles.
Clémentine Sarlat
C’est vrai que quand je réfléchis à tous les exemples que tu donnes, on est aussi sur une vision très blanche de la sororité dans la culture populaire. On ne met pas du tout en avant d’autres sororités.
Blanche Leridon
Bien sûr ! C’est pour ça que moi je parle des sœurs Nardal, j’ai parlé vraiment des pionnières de la négritude, les sœurs Kardashian dans une certaine mesure, qui échappent à ça. C’est pour ça que j’ai insisté aussi pour parler de l’Inde et de mentionner un certain nombre d’exemples de ce point de vue là. Oui bien sûr, mais c’est vrai que les exemples que j’ai cités, “Les petites filles modèles” jusqu’à “La Reine des Neiges”, on reste quand même sur des choses. C’est peut-être ça la prochaine étape. C’est aussi ouvrir à d’autres formes de sœurs et que ça puisse parler, nous inspirer. Mais il y en a, Fatima Daas, dans son livre, elle se décrit aussi comme une beurrette. Je ne sais plus quel est le mot qu’elle utilise. Donc montrer aussi qu’il y a plein de choses et plein de réalités qui appartiennent à des cultures différentes.
Là, je suis en train de dévorer le dernier Leïla Slimani. C’est aussi une histoire de sœur. Inès et Mia qui grandissent dans le Maroc. Il y a beaucoup cette idée, ce rapport à l’identité compliquée entre les origines françaises lointaines et puis la culture marocaine, etc. Donc ça aussi, on est tous des brassages de plein de cultures différentes. Il faut qu’on arrive aussi à intégrer cette donne-là dans cette réflexion sur la sororité et sur les soeurs.
Clémentine Sarlat
Alors j’ai une dernière question pour terminer cet entretien que je trouve passionnant. C’est que tu expliques, toi, que ton désir de non-enfant, ça prend place dans cette sororie, si je le dis comme ça, que tu as vécu avec tes soeurs. Est-ce que tu peux nous expliquer ?
Blanche Leridon
Absolument. Alors je suis sûre très prudente quand j’en parle parce que je me dis, on sait jamais si j’ai des enfants un jour qui m’en veuillent d’avoir tenu ces propos-là. Mais aujourd’hui, effectivement, moi, je n’ai pas de désir d’enfant. Ce n’est pas quelque chose qui est… Qui fait partie aujourd’hui de mes plans de vie, de mes rêves, de mes aspirations. Et une des raisons, selon moi, c’est toujours là, il y a tellement de paramètres conscients, inconscients qui sont en jeu, que c’est très difficile d’en isoler un en particulier. Mais c’est que ma proximité avec mes sœurs, la relation qu’on a aujourd’hui, elle est tellement riche que l’injonction pour moi à faire des enfants, ce serait en quelque sorte dévaloriser cette relation qu’on a ensemble. Et ce serait dire finalement ce que tu vis avec tes sœurs, c’est transitoire.
C’est une forme de préparation à un état qui sera plus intéressant, qui sera ton véritable aboutissement en tant que femme, qui sera la maternité et tes propres enfants. Et donc moi, en tout cas aujourd’hui, du fait de notre proximité en âge, et on arrive à un âge où on est jeunes adultes et où les relations sont totalement différentes, elles sont infiniment plus matures. Si vous vous voyez, vous vous voyez parce que vous avez envie de vous voir. Vous ne voyez plus parce que vous êtes contrainte à dormir dans le même lit ou à être assise sur la même banquette arrière d’une voiture.
Et ça, c’est vrai que je suis encore tellement attachée à ma famille d’origine que je n’arrive pas encore à envisager, peut-être que ça viendra, je ne veux pas être trop définitive et catégorique sur ces sujets-là qui sont trop sérieux pour être caricaturaux, mais à ce stade, je sais que ce lien-là est encore tellement vif et puissant que je ne ressens pas le besoin même si ce serait un désir un peu mimétique de recréer ce que j’ai vécu, je considère que ce que j’ai vécu est tellement puissant déjà et que c’est une chance parce que, bien sûr, je ne veux pas idéaliser la relation entre sœurs et je sais que dans beaucoup de fratries, et j’ai eu aussi des témoignages qui allaient dans ce sens-là, ça peut être des relations qui sont compliquées, défaillantes, voire qui provoquent d’immenses souffrances.
Mais moi dans mon cas, c’est un passage qui est vraiment très personnel et je ne veux surtout pas en tirer de généralité, Mais dans mon cas, c’est un peu la conclusion que j’en tire, c’est que cet état-là, je ne veux pas considérer qu’il est juste transitoire et qu’il me prépare à devenir une mère formidable un jour. Et je veux pouvoir lui redonner toute sa force et toute sa place dans ma vie en l’envisageant comme quelque chose d’autonome, de singulier et de puissant. C’est un petit peu ce que j’ai voulu écrire dans ce chapitre-là.
Clémentine Sarlat
Je comprends. Je trouvais que c’était hyper intéressant parce que je ne l’avais jamais lu ailleurs ou compris dans ces termes-là. Mais c’est aussi hyper chouette d’avoir des enfants avec sa sœur. J’ai une petite sœur et c’est vrai que c’est vraiment cool d’être ensemble dans cette aventure-là. C’est aussi une autre dimension de la relation des sœurs. Mais j’entends tout à fait ce que tu dis. C’est important d’entendre que des femmes n’ont pas ce désir-là.
Blanche Leridon
C’est pas un tabou.
Clémentine Sarlat
Et que tu vois, je te reçois dans un podcast qui s’adresse aux parents et qu’il n’y a pas de problème ! Merci. Est-ce que tu penses qu’on a dit pas mal ?
Blanche Leridon
Merci parce que c’est rare d’avoir l’occasion d’avoir des conversations aussi riches et approfondies. Et encore, il y a tellement d’exemples, il faut m’arrêter à un moment donné.
Clémentine Sarlat
J’avoue que je ne suis pas allée trop sur l’ancien temps, on s’est ramené sur la culture d’aujourd’hui parce qu’on est de la même génération, mes auditeurs aussi et auditrices sont de notre génération. Mais vraiment je trouve que c’était passionnant à lire et j’ai appris beaucoup de choses.
Blanche Leridon
Moi j’en apprends encore tous les jours, c’est vrai que beaucoup de gens m’écrivent et me disent « tu n’as pas parlé de cette histoire-là ! » et je dis « mon dieu, il faudrait 12 tomes pour les faire toutes rentrer ! » Mais c’est une histoire qui est passionnante et qui est sans fin. Que je continuerai à investiguer.
Clémentine Sarlat
Mais donc tes top 3 des séries, ce serait Fleabag, The Split.
Blanche Leridon
Dans les séries un peu récentes qui parlent des soeurs, Fleabag, The Split, c’était laquelle la troisième ? Je ne sais plus, on va se continuer un top 2 sinon. Après sinon il y en a plein d’autres, on en a parlé, mais là les deux récentes vraiment avec des relations de soeurs intéressantes, non, il y en a une dernière, je vais te retrouver le nom. C’était une mini-série sur Arte d’une fille qui est actrice et il y a aussi une relation avec sa sœur. Je vais essayer de te la retrouver. Loulou, je crois, quelque chose comme ça. Je retrouverai la référence.
Clémentine Sarlat
Et moi, je vous ajoute Bad Sister, qui est vraiment chouette.
Blanche Leridon
Super, trop bien. Merci beaucoup. Merci.
Clémentine Sarlat
Merci à toi.
Blanche Leridon
A bientôt, salut !