Nesrine Slaoui, Seule, interview, la matrescence

Épisode 259 – Violence dès l’adolescence : comment briser le silence ? Nesrine Slaoui


Après avoir visionné la série “Adolescence” de Netflix, je me suis posée 1000 questions. 

  • Qu’est-ce qui mène un adolescent à vouloir tuer une jeune fille ?
  • Comment cette haine des filles se propage-t-elle dans un peu tous les aspects du monde dans lequel baigne les enfants? 
  • Pourquoi les adultes autour n’ont rien vu ? 
  • Pourquoi sont-ils autant dépassés ?

J’ai donc demandé à Nesrine Slaoui de nous éclairer.
Nesrine Slaoui, journaliste, éditorialiste, réalisatrice de documentaire et romancière, s’est emparée du sujet dès 2023 avec son romain Seule
Un livre bouleversant qui nous plonge au cœur de l’adolescence à travers l’histoire d’Anissa mais aussi de Norah, 

Où l’on comprend les mécanismes du féminicide.

Nesrine nous explique donc les failles, le poids des silences, les parents dépassés par cette violence malgré leur bonne volonté.
Cette violence, trop souvent minimisée, tue parfois à petit feu. Avec Nesrine on s’est intéressées à la façon de les éradiquer, comment en tant que parent, éducateur, citoyen, on peut briser ce cycle et construire un cadre plus sain pour nos enfants ?

Avec la sensibilité et la lucidité qu’on lui connaît, Nesrine Slaoui nous aide à mettre des mots sur ces violences, à les comprendre, et à réfléchir à des pistes concrètes pour les enrayer.

Un épisode fort, éclairant, et profondément humain

Je vous souhaite une très bonne écoute



🗣️ AU PROGRAMME

📜 Parcours et contexte professionnel (00:00 – 12:00)
📱 Dangers spécifiques de Snapchat (08:20 – 09:20)
🏫 Défaillances du système éducatif et parental (09:25 – 10:25)
👨‍👧‍👦 Dynamiques familiales et construction genrée (17:23 – 19:23)
🔍 Violences conjugales et profils d’agresseurs (15:07 – 42:27)
⚖️ Intersectionnalité et classe sociale (45:01 – 48:04)
💡 Solutions et prévention proposées (24:17 – 42:27)
🌍 Évolution sociétale et perspectives (51:29 – 54:00)


TRANSCRIPTION

Clémentine

Salut Nesrine !

Nesrine
Salut !

Clémentine

Merci beaucoup d’avoir accepté mon invitation, de m’avoir calée dans ton emploi du temps surbooké.

Nesrine

Ça fait longtemps qu’on doit le faire et je suis très contente d’être ici.

Clémentine

Et en vrai, je pense que c’est le très bon timing. Parce qu’on va parler des adolescents, on va parler du roman que tu as écrit en 2021 qui s’appelle « Seule ». Ma première question c’est, déjà tu as un parcours tellement atypique, et tu sais, j’interviens parfois en école de journalisme et à chaque fois je leur dis, regardez ce que fait Nesrine Slaoui, regardez ce que fait Salomé Saqué, c’est ça les journalistes de notre génération. Et j’aimerais bien que tu parles juste un petit peu de comment tu es devenue journaliste et pourquoi tu as voulu être journaliste à la base.

Nesrine

Donc moi, c’est une très longue histoire, mais j’ai grandi dans un milieu populaire du sud de la France et j’étais assez frustrée de la manière dont on parlait des milieux immigrés, des milieux populaires dans les médias. Je ne me sentais pas du tout ni représentée, ni même respectée parfois. Et donc du coup, j’ai développé une ambition à l’adolescence en disant « j’ai envie d’être journaliste », j’ai envie de faire partie des gens qui racontent la société et qui racontent notamment ces marges-là qui ne sont pas racontées ou mal racontées. Et donc du coup j’ai fait Sciences Po, je saute plusieurs années parce que sinon on va s’éterniser sur tout ça, mais j’ai étudié à Sciences Po Grenoble, puis à Sciences Po Paris, je fais un master journalisme à Sciences Po Paris.

Je deviens journaliste politique en 2016 en faisant mon alternance d’abord à iTélé, qui est devenu CNews mais à l’époque était iTélé. Et ensuite à LCI donc je me forme vraiment au journalisme politique très télévisuel parce que j’avais un truc avec l’image moi je voulais être un peu Claire Chazal quand j’étais ado donc j’avais vraiment un truc avec, j’avais un grand respect pour les grandes cérémonies journalistiques tu sais le « bonsoir à tous et à toutes, voici les titres de votre journal ». Tu vois j’avais un peu un truc avec ça et donc du coup je voulais faire de la télé. Et donc j’ai eu la chance d’arriver dans le métier au moment de l’élection de 2017 présidentielle, et j’intègre les médias à ce moment-là, donc c’était trop bien parce que j’allais à l’Assemblée, je faisais les campagnes, j’ai suivi Benoît Hamon, Emmanuel Macron…

J’ai pu assister à un peu tous ces moments politiques importants, j’ai été super bien formée puisque les journalistes d’Itélé étaient vraiment super. Ils se sont un peu éparpillés aujourd’hui un peu partout. Et voilà, et donc ensuite j’ai fait un peu mon chemin dans le métier, et j’avais un peu une dissonance entre le fait que moi je suis issue d’une génération qui a grandi avec un smartphone, avec les réseaux sociaux, avec YouTube, je suis très culture web, très blog, etc. Et la dissonance avec la télé qui avait, je trouve, soit un temps de retard, soit qui ne traitait pas les sujets de manière moderne. Enfin j’avais un truc qui me gênait. Et c’est surtout que je n’avais pas de CDI dans un média. J’ai, malgré toutes mes candidatures partout, je n’ai jamais trouvé un post stable. 

J’ai souvent été pigiste et un jour j’ai travaillé pour un média web qui s’appelle Loopsider, qui est un média en plus engagé, enfin à l’époque il l’était, je ne sais plus trop aujourd’hui c’est quoi leur ligne éditoriale, mais en tout cas à l’époque, c’était engagé en faveur d’une justice écologique, d’une justice sociale, etc. Donc voilà, c’est là où je découvre qu’en fait on peut être journaliste sur internet. Même si moi, jusqu’ici je faisais des petits posts informatifs, comme tous les journalistes, j’ai été sur Twitter et je donnais mon avis.

Clémentine 

Et comme beaucoup, tu n’y es plus (rires)

Nesrine

Et comme beaucoup de femmes journalistes, je n’y suis plus (rires)

Et je découvre une passion pour essayer d’inventer des formats sur les réseaux sociaux à destination des… Parce que moi les gens qui me suivent c’est entre 18 et 35 ans, donc je suis plutôt suivie par des majeurs qui s’intéressent forcément à la politique. Et moi je me suis dit c’est un outil formidable pour vulgariser et pour faire du contenu à ma façon parce que je suis sûre que si je mélange mon savoir journalistique et mon savoir politique – parce que j’ai fait une école de sciences politiques – avec ma culture web, ma culture populaire, ma culture réseau sociaux, je suis sûre que je peux faire un truc stylé.

Donc je l’ai fait, ça a pris du temps avant de marcher, puisque les gens pensent toujours que vous émergez du jour au lendemain. Ça a pris du temps avant de marcher, je me suis beaucoup trompée, il fallait que je trouve le bon format. Et du coup maintenant c’est ce que je fais en parallèle de plein de choses, mais je continue à avoir ce rôle de vulgarisation de l’actualité politique sur les réseaux sociaux.

Clémentine

Et en plus, tu es romancière. En vrai, c’est une de tes multiples facettes puisque que tu fais des documentaires. Mais ce n’est pas toujours le cas pour les journalistes de devenir romancier. Souvent, on fait des livres qui expliquent l’actualité, mais on n’invente pas des histoires. Et donc, je voulais te recevoir aujourd’hui parce que tu as écrit un livre qui s’appelle « Seule », qui n’est pas du tout justement un livre sociologique ou journalistique. Tu as mêlé deux histoires de deux femmes. Pourquoi est-ce que tu as voulu écrire ce livre-là et de cette manière-là?

Nesrine

C’est intéressant ce que tu dis sur le fait qu’on ne va pas forcément dans le roman quand on est journaliste et moi je trouvais que c’était pourtant, pour ce sujet, la meilleure manière de le faire parce que je savais que je n’allais pas avoir accès à la vérité. C’est-à-dire que moi, ce qui m’a inspiré ce livre, je l’ai vraiment écrit dans une urgence de « il faut sensibiliser au plus vite ». Parce qu’en fait c’est le féminicide d’Alisha à Argenteuil. Donc c’est une adolescente de 14 ans à l’époque qui est poussée dans la Seine par un camarade de classe. Et donc elle décède des suites de cette noyade. Et c’est traité médiatiquement comme un fait divers, pas vraiment comme un féminicide. On n’arrive pas trop à comprendre d’où ça vient.

Et moi en allant sur place, ce qui m’a beaucoup marqué c’est que je vais à Argenteuil pour la marche blanche en hommage à Alisha, en totale indépendance. C’est-à-dire que je fais cette recherche-là juste en tant que journaliste sensible aux questions féministes et désireuse de comprendre ce qui est en train de se passer dans cette ville. Et donc je me rends à la marche blanche et je m’approche d’un groupe de jeunes filles qui étaient proches d’Alisha et je vois qu’elles ont fait un espèce de… Comment je peux appeler ça ? Un espèce de montage avec des cadres avec les photos d’Alisha, et Alisha sur toutes les photos elle avait un filtre snap. Donc en fait, il n’y avait même pas son vrai visage. Et je me suis dit, c’est là-bas qu’il faut aller creuser. 

Il se passe un truc avec les réseaux sociaux, déjà dans la perception de soi et de son corps. Mais c’est aussi là-bas qu’il doit y avoir une réponse. Parce qu’en fait, la manière dont ça a été un peu raconté, c’est que c’est un trio amoureux qui a mal fini, etc. En fait, derrière, l’histoire d’Alisha, c’est une histoire de cyber-harcèlement, de divulgation de photos intimes, etc. Donc c’est toute une dynamique sexiste, purement liées à l’usage des réseaux sociaux. Je me suis rapprochée d’une asso qui s’appelle #StopFisha, parce qu’elles ont fait un travail formidable pendant le confinement. Il y avait des comptes Fisha. Alors les comptes Fisha, c’est des comptes qui avaient le nom du département, par exemple Fisha95, et dans lequel on pouvait retrouver des photos de jeunes filles, soit nues, soit avec une partie de leur corps nu, soit en maillot, etc. Et avec leur adresse, etc. Et donc il y a des femmes qui ont essayé de se suicider, d’autres qui ont dû partir de leur domicile, etc. Donc ça a créé une vague de harcèlement sexiste pendant le confinement, pendant que tout le monde était enfermé chez soi. Donc le harcèlement était encore plus violent. Et elles ont vraiment fait un super travail, #StopFisha. Elles ont même fait un livre sur le cybersexisme qui m’a beaucoup aidée à comprendre ça. Et je me suis rapprochée d’elles parce que je voulais pas faire un truc d’entravage journalistique, je voulais vraiment faire quelque chose de l’ordre de la société, de la dynamique. Donc je ne voulais pas me rapprocher au plus près de cette histoire-là, je voulais en prendre les éléments clés, mais je voulais que ça raconte d’autres histoires. En fait, je voulais raconter l’histoire d’Alisha et tout ce qu’on retrouve dans les autres dynamiques. Donc par exemple, c’est avec #StopFisha, en échangeant avec elle, vraiment en prenant le temps de discuter, que j’ai compris pourquoi les adultes ne voyaient pas ce qui se passait. Notamment par exemple, elle me racontait, c’est ce que je raconte dans le livre, que les directeurs d’école, les directrices sont tellement dépassé .e.s que des fois ils ou elles disent juste aux élèves «coupez vos téléphones et ça n’existera plus». 

Et donc c’est pas comme ça qu’on supprime un cyberharcèlement. 

Clémentine 

Ce serait génial, ce serait super (Ironie).

Nesrine 

Ce serait super…Et puis même, la question de la culpabilité qu’en fait il y a un peu cet idéal de « elle a bien mérité parce qu’elle n’avait pas qu’à envoyer une photo d’elle nue » et puis en fait de ce que je comprends moi d’Alisha en discutant à l’époque avec le groupe d’ami.e.s et en parlant avec des gens dans la marche blanche, c’est aussi quelque chose de l’ordre de la reconnaissance sociale qu’on recherche quand on envoie ces genres de photos quand on est adolescente. On cherche aussi, c’est des moments où on est fragile dans notre rapport à notre corps, donc on est contente quand un garçon nous trouve jolie, etc. On n’a pas l’impression de faire quelque chose qui est de l’ordre de la sexualité, si je peux le dire comme ça. Et moi, ça m’a alertée parce qu’on parle d’un féminicide, on parle de quelqu’un qui a été tué et d’un sujet qui n’a pas été traité comme ça. Et je me suis dit, donc là, en France, là, actuellement, dans les collèges et les lycées, il y a plein de gens qui sont possiblement victimes de ce qu’Alisha est victime, et les adultes ne peuvent pas le voir parce qu’ils n’ont pas les outils pour le voir. Parce que je pense par exemple que les parents ne savent pas forcément ce que c’est Snapchat, les dangers que c’est.

Moi je me rends compte aujourd’hui avec des figures comme Nasdas qui sont extrêmement suivies…

Nasdas c’est un des Snapchateturs les plus suivis de France et ce qu’il propose comme contenu c’est très problématique. En termes de sexisme, en termes de, comment dire, de manipulation de la précarité sociale, etc. Et à l’époque c’était encore plus vrai, parce que Snapchat c’est une application. Déjà, à chaque fois que j’interviens publiquement sur les réseaux sociaux, je dis, il ne faut pas que les ados aient accès aux réseaux sociaux, en fait. Normalement, avant 16 ans, on ne devrait pas avoir accès aux réseaux sociaux. Ce serait le rêve, je sais que ce n’est pas comme ça que ça se passe dans la vraie vie. Et surtout Snapchat, en fait, parce que Snapchat, les messages s’effacent. C’est-à-dire que même si vous voulez porter plainte, par exemple, si votre ado est victime ou se rend coupable de cyberharcèlement, il n’y a aucune preuve.

Pourtant, l’impact psychologique, l’impact social, il est toujours là. Et c’est ça qui est très dangereux avec Snapchat, c’est qu’on n’a plus les traces. Par exemple, je peux envoyer une insulte à quelqu’un, ce que je ne fais pas parce que je suis bien élevée, sur Snapchat, l’insulte sera effacée. Et c’est ça qui est pernicieux avec ce réseau social, c’est que c’est un réseau qui est très utilisé par les plus jeunes, majoritairement, pas forcément pour les bonnes raisons. Je sais qu’il y a des groupes Snapchat par classe, qui peuvent créer des vagues de cyberharcèlement contre une personne, ou des envois de contenus pornographiques par exemple, pour s’amuser, des gifs, etc. Et moi, ça m’a assez inquiétée, en fait, quand je me suis plongée dans cette problématique-là. Parce que déjà, depuis la nuit des temps, on a eu une absence totale dans notre éducation, je parle scolaire, de ces sujets-là, que ce soit l’éducation sexuelle, la lutte contre le sexisme, etc. Ça a beaucoup manqué, déjà. Et factuellement, en termes de chiffres, on se rend compte qu’il y a très peu d’établissements qui font ces formations-là. Et en même temps, il y a eu zéro formation de réseaux sociaux. C’est-à-dire que ça n’existe pas. On ne vous accueille jamais dans une classe avec un directeur qui vous dit « voici ce qui est tolérable sur les réseaux sociaux, voici ce qui ne l’est pas ». Et c’est même ce qui est parfois inquiétant, c’est que les directeurs d’établissement, quand il peut y avoir du cyberharcèlement devant la porte, par exemple devant le portail ou à quelques mètres, ils vont dire mais c’est pas…

Clémentine

Dans mon établissement, c’est pas ma responsabilité.

Nesrine

C’est ça. Sauf que si du coup les parents et les directeurs d’établissement se renvoient la responsabilité, finalement les enfants, les élèves en tout cas, ou les ados, ne savent pas vers qui se tourner.

Clémentine

Pas de protection.

Nesrine

Exactement.

Clémentine

Donc dans le livre, tu parles de ces deux personnages féminins qui ont un destin parallèle et qui font face à des violences sexistes, clairement, et dont une va en décéder, ton personnage principal. Et ton titre, c’est « Seule ». C’est fort comme mot. Pourquoi est-ce que tu as choisi ce titre-là ?

Nesrine

Parce que je voulais montrer comment les dynamiques sexistes, ça isole toutes les femmes qui le vivent. En fait, c’est que c’est le propre du sexisme quand on le vit à cette échelle-là, c’est que ça vous crée un espace où il n’y a que vous et vous sentez incomprise et fustigée. Et le parallèle de ces femmes, elles ont quelque chose en commun que je ne révèle pas parce que c’est quand même le développement du livre, mais il y a quand même cette idée-là aussi que toutes les femmes sont liées dans leur solitude, mais qu’il y a quelque chose qui nous empêche d’en parler. En fait, c’est aussi un livre qui questionne le silence. Qu’est-ce qui se passe quand on n’en parle pas ? Et parce que les adolescentes ne parlent pas. Elles prennent du temps.

Moi, par exemple, j’ai été victime de harcèlement scolaire. 

J’ai pris du temps avant de le dire à ma mère quand j’étais ado. Parce que j’avais honte. Le harcèlement scolaire, ça crée une forme de honte de « je ne suis pas quelqu’un de bien, je ne suis pas à la hauteur et si j’en parle, je suis nulle parce que je vais mêler les grands, les adultes à ce truc-là, alors que je dois être une grande fille, je dois me défendre toute seule ». Ça a créé ça, le harcèlement scolaire. Donc là, avec le cyberharcèlement, ça a pris d’autres dimensions, parce que ça veut dire que, à la différence du harcèlement scolaire que j’ai vécu moi, je rentrais chez moi, il n’y avait plus les réseaux sociaux, j’étais tranquille. Le harcèlement scolaire aujourd’hui continue sur les plateformes.

Donc je trouvais que le mot « seule », c’était un mot qui était déjà marquant, parce que je pense qu’il renvoie plein de choses à plein de femmes. Se sentir seule, c’est quelque chose qui peut être très commun, même pour les mamans. C’est un mot qui revient. Quand on le met au féminin, il a une dimension très particulière. A la fois ça s’appelle « Seule», le titre du livre c’est « Seule », et à la fois il y a deux femmes sur la couverture qui sont dos à dos, et c’était ce but-là, de dire qu’elles ont l’impression qu’elles sont toutes les deux seules à vivre des choses dont elles ne peuvent pas parler, ni à leurs proches, ni à leur famille, etc. 

Alors que c’est profondément lié, et qu’il suffirait juste qu’elles se retournent et qu’elles discutent toutes les deux en disant « qu’est-ce que t’es en train de dire, je peux peut-être t’aider et voilà moi ce que j’en tire ». En fait on a tout à gagner aussi, à la fois de partager nous ce qu’on a vécu en tant que femmes, en tant qu’adolescentes à des plus jeunes, qu’à écouter ce que nos aîné.e.s ont vécu. Et le sexisme brise un peu cette ligne de transmission, de 3attention on ne fait pas ça » par exemple, Et moi je me sens un peu responsable en tant que milléniale parce que je suis entre les parents et les ados, entre la gen Z, bon la gen Z maintenant c’est plus des ados, ils ont 20 ans, mais c’est dur à dire, mais c’est la réalité. 

Mais en tout cas je me sens comme un pont entre la génération qui est née vraiment avec un téléphone dans la main et les parents qui ont connu ça à la trentaine en fait. Et le pont c’est que nous on sait, par exemple, les ravages de la divulgation de photos intimes. On peut essayer, en fait, sans jamais responsabiliser les filles, parce que les filles ne sont jamais responsables de la divulgation de ces photos-là, mais c’est surtout pour éduquer les ados en disant que déjà si vous divulguez ça c’est de la pédocriminalité, c’est aussi basique que ça, et leur expliquer comment se protéger, en fait, numériquement. Parce que tout reste sur Internet. Internet n’oublie jamais rien.

Donc c’était et c’est vraiment aussi quelque chose. Moi je me suis dit « je ne peux pas éduquer tous les lycées, tous les collèges de France ». J’avais l’impression d’avoir compris quelque chose dans la dynamique réseaux sociaux, harcèlement. Je ne suis pas la seule à avoir compris, mais j’ai l’impression d’avoir décelé quelque chose, et je me suis dit « je ne peux pas aller alarmer tous les collèges et tous les lycées en disant « s’il vous plaît, faites attention à Snapchat, faites attention à tout ça ». Je me suis dit « j’en fais un livre, avec un peu de chance, les parents vont vouloir le lire avec leurs enfants ». Ça fera déjà deux personnes au courant à peu près du sujet. Et avec un peu de chance, des professeurs vont l’étudier à l’école. Je me suis dit, si au moins avec ça, il y a déjà deux, trois élèves qui sont sauvés de la dynamique du harcèlement sexiste, j’ai fait mon rôle. C’était vraiment un truc de… Je voulais faire un livre de prévention, en fait. C’est plus que journalistique.

Clémentine

Et en plus, là, dans ce que tu décris, donc ces deux femmes dos à dos qui, si elles se retournaient, se regardaient, et se disaient, « ben moi aussi », c’est un peu l’autre versant du MeToo, c’est-à-dire pas que pour dénoncer des violences, mais aussi pour dire « moi aussi j’vis des choses difficiles, et viens, on a cette solidarité ».

Nesrine

C’est ça, c’est l’empathie aussi entre femmes, parce qu’on est toujours… Enfin, moi j’ai vu ça dans mon éducation, mais je crois que c’est très commun aux femmes, l’injonction de toujours être forte, d’avoir une capacité à encaisser les choses, la violence sociale s’exige dans nos couples, dans nos amitiés, au travail, On est éduqués à une capacité de résilience qui parfois, nous isole déjà, et nous empêche de voir qu’on est nombreuses à vivre les mêmes choses. Et même dans « Seule », parce que je parle du personnage d’Anissa, qui est inspirée d’Alisha mais qui n’est pas totalement Alisha. Le personnage d’Anissa, c’est une adolescente, mais il y a le personnage de Nora en face. Et Nora, elle vit une relation d’emprise. Et ce que je voulais raconter avec Nora, c’était casser un peu l’image qu’on a des violences conjugales.

Déjà parce qu’on pense toujours que les violences conjugales, c’est que des coups. Et c’est très statistiquement parlant. Par exemple, quand un homme tue une femme, c’est la première fois qu’il s’en prend à elle physiquement. Je crois que c’est entre 70 et 80% des féminicides, le chiffre est à vérifier. Mais quand un homme tue une femme, c’est la première fois qu’il s’en prend à elle physiquement. Ça veut dire qu’il y a parfois des décennies avant, ou des années en tout cas, de violences psychologiques, émotionnelles, économiques, ce qu’on appelle aussi le contrôle coercitif, c’est-à-dire le contrôle des vêtements, le dénigrement par les propos, etc. Et c’est ce que je voulais raconter avec Nora, parce que Nora c’est une femme qui est indépendante, qui fait carrière, etc…et qui est victime intimement de violences conjugales qui sont que de l’ordre de la violence psychique, de la violence émotionnelle. Et parce que je voulais montrer… parce qu’on a un peu un cliché de « les femmes qui sont victimes de violences conjugales, elles sont faibles, pourquoi elles ne partent pas » … Là on le voit avec le procès de P.Diddy avec Cassie qui a témoigné aux Etats-Unis, il y a un peu cette injonction de « pourquoi ne part-elle pas, pourquoi elle a attendu dix ans avant de parler ?». mais parce que vous n’êtes pas prêts à accueillir la parole des femmes qui sont victimes de ces violences-là en fait.

Clémentine

Et puis elle avait 17 ans.

Nesrine

Elle avait 17 ans, ça a duré. Et puis la société nous éduque à rester et à encaisser, etc. Et donc le personnage de Nora me permettait de dénoncer justement un peu tous les clichés qu’on avait sur la violence conjugale de « c’est des femmes faibles, etc ». Les hommes violents s’en prennent à des femmes en général qui ont du caractère parce qu’ils ne veulent pas tuer la victime au bout d’un mois, ils veulent pouvoir l’abîmer sur des années. C’est de ça dont ils tirent une forme de satisfaction. Donc voilà, je voulais raconter, en fait je voulais déjà montrer que le sexisme est un continuum qui va de l’insulte sexiste, du dénigrement sur la base de photos intimes par exemple, jusqu’au féminicide.

Je voulais montrer la palette des violences qui peuvent exister envers les femmes, et surtout montrer qu’il n’y a pas d’âge pour le vivre. C’était ça aussi ce que me permettait le lien entre Nora, une trentenaire, et Anissa qui a 15 ans de moins. C’était de dire « ça commence comme ça à l’adolescence et à 30 ans ça donne ça ».

Clémentine

C’est vrai qu’on parle peu des violences conjugales à l’adolescence parce qu’on n’arrive pas à leur prêter une vie intime, je pense, alors qu’ils en ont. Parce qu’on dit toujours « c’est des jeux d’enfants », on minimise grandement alors qu’il y a des adolescents qui tuent des adolescentes. Et c’est vrai que je disais que c’était le timing parfait pour toi et moi qu’on fasse cet épisode parce qu’il y a eu la série Adolescence et ton livre fait vraiment écho à cette série. Et ce qui m’a frappé notamment, c’est comment tu dépeins l’absence émotionnelle du père qu’on voit très bien dans Adolescence et qui… Si vous avez regardé cette série qui a beaucoup de bonne volonté, qui pense avoir fait mieux que son père puisqu’il ne tape pas, mais en fait, il n’est juste pas là. Et c’est exactement le père d’Anissa que tu montres.

Pourquoi est-ce que c’est un enjeu majeur la façon dont les pères traitent leurs filles, quand ils sont là, présents déjà ?

Nesrine

Parce que c’est une question de construction de féminité et de masculinité, parce que je sais que les genres sont beaucoup plus pluriels que ça, mais en tout cas, on a été éduqués avec ces rôles genrés-là. Et en fait, pour ce que les parents le savent mieux que moi, j’ai pas encore d’enfants, donc vous pouvez me commenter ou me dénigrer, …gentiment (rires). Mais en fait, il y a quand même quelque chose de l’ordre de l’éducation émotionnelle, de l’éducation affective. Et si un père n’est pas, notamment pour une fille, si un père n’est pas présent ou ne se montre pas à l’écoute ou donne une image, encore une fois, de père absent, de père distant, de père violent émotionnellement, ça crée un espèce de pattern.

On parle souvent d’ailleurs de « daddy issues » en disant que c’est un peu la faute des femmes d’avoir ça. Mais non, mais c’est une question de construction des imaginaires sociaux qu’on s’est fait. Déjà parce qu’on a considéré que l’hétérosexualité était une norme, donc on considère que c’est binaire homme-femme. Et ensuite, on considère aussi que c’est le père qui éduque la jeune fille à comprendre les hommes et c’est la femme qui éduque le jeune homme à comprendre les femmes. On peut poser la question aussi de « est-ce que c’est vraiment ça ? Est-ce qu’il ne faudrait pas juste s’éduquer collectivement à être de bons êtres humains ? » Ça peut être aussi ça notre manière d’aborder les choses.

Mais effectivement, moi ce qui m’intéressait dans la masculinité, c’est aussi de dire que le patriarcat, même si les femmes, il faut être très clair là-dessus, c’est les premières victimes et c’est les premières que ça abîme, ça a une conséquence sur les hommes. En fait, quand on dénonce le patriarcat, on ne dénonce pas juste la domination masculine comme un truc un peu abstrait. On dit juste, « ça nous abîme nous en tant que femmes, ça nous tue », mais ça rend les hommes aussi agressifs, turbulents, en proie à des émotions mal gérées, etc. Enfin, c’est que ça nous abîme tous, cette histoire. Évidemment, je ne mets pas de mesure en disant que c’est vraiment les femmes qui en souffrent le plus, mais ça abîme aussi les hommes dans leurs émotions. Vous savez, ces injonctions-là à « Sois fort, mon fils », « Ne montre pas tes sentiments ».

D’ailleurs, c’est assez marrant, moi, je trouve, dans le couple, à quel point on nous éduque totalement différemment, hommes et femmes. Nous, on est très expressives, on a une capacité de réflexion, mais parce qu’on est éduquées à ça, à toujours se poser des questions, à toujours essayer de comprendre nos émotions. Pourquoi les autres, en tant que femmes, pourquoi les autres pensent ça ou ça de nous ? Donc on a une capacité d’autoréflexion qui est… monumentale et en face on leur dit « vous prenez pas trop la tête, faites la bagarre, faites l’armée, jouez aux pompiers et soyez des hommes forts et qui ne montrent surtout pas ni qu’ils sont amoureux ni qu’ils ont des sentiments ». Mais du coup à l’âge adulte, ça ne peut pas fonctionner.

Clémentine

Et puis « Profitez de votre célibat, enchaînez les conquêtes et réservez-vous pour la femme qui, elle, vous attendait depuis dix ans »

Nesrine

C’est ça, comme une princesse dans son château avec les cheveux longs. Mais enfin, il y a un truc un peu déjà de binaire dans la construction, mais qui abîme fondamentalement nos rapports humains. C’est-à-dire que comment on peut construire un amour sain si on est éduqué avec ces perceptions-là des choses ? Et effectivement, ce qui m’intéresse beaucoup dans la figure du père, c’est qu’en fait, si un père ne se répare pas lui-même de ses dynamiques sociales, il les retransmet. Mais de la même manière que si une femme ne se répare pas elle-même des dynamiques qu’elle a subies, elle les retransmet. Et donc du coup, il y a cette… Aussi cette notion-là d’éducation émotionnelle, d’éducation affective, d’être capable. Mais je pense que, encore une fois, je n’imagine même pas le bouleversement que ça doit être d’avoir un enfant.

Je pense que ça doit faire ressurgir tous les traumas qu’on a dans sa vie. Donc, je pense que les parents se posent beaucoup déjà des questions. Mais c’est vrai que cet enjeu-là de la construction de la masculinité, elle est très importante.

Clémentine

Mais surtout, je le dis parce que tu n’as pas d’enfant, mais je trouve que tu dépeins très bien le désengagement émotionnel du père qui est sur son canapé, n’est plus présent, ne pose plus de questions, veut contrôler un peu ses filles pour les protéger, mais sans réussir à faire ça de manière saine. C’est assez pernicieux parce que c’est contre son gré quelque part à ce papa qui n’a pas vu les dégâts, les conséquences et l’isolement de son adolescente notamment.

Nesrine

Et c’est surtout que lui, il a été victime de violences familiales aussi, il a été frappé par son père et il n’en parle pas avec ses filles, donc il ne leur raconte pas. Effectivement, elle parlait avec le père de la série. Moi, en fait, quand j’ai vu cette série, je me suis dit mais on dirait mon livre, mais en toute… Sans orgueil quoi !

Clémentine

C’est juste que tu décris les mêmes dynamiques, clairement.

Nesrine

Mais j’ai trouvé que c’était intéressant justement qu’on soit arrivés aux mêmes conclusions dans des pays différents parce qu’il s’agit du Royaume-Uni et moi je parle de la France et donc je me suis dit « donc on est vraiment dans des dynamiques qui sont occidentales en tout cas », qui ont lieu dans les pays du Nord. Et effectivement, la figure du père, elle était intéressante parce que c’est une figure du père qui croit bien faire, mais qui en fait mal. Parce qu’en fait, il se dit, moi, j’ai été frappé dans mon enfance et ma solution à moi, c’est de m’énerver contre elle, ou de m’agacer sans les frapper. Et comme ça, je ne m’énerve pas et je ne suis pas violent. Et encore une fois, c’est notre perception aussi sociale de la violence. Ça veut dire quoi, être violent avec ses enfants ?

En fait, si déjà vous criez sur votre enfant et vous lui dites, « tu es un moins que rien », c’est déjà de la violence. C’est déjà l’abîmer en termes d’estime de lui-même, etc. Et c’est compliqué de rompre la chaîne parce qu’en fait, c’est des systèmes éducatifs dans lesquels on a tous baigné. Parce que depuis la nuit des temps, c’est comme ça qu’on a éduqué les enfants, avec une forme de coercition, de violence insidieuse. Le ras-le-bol des parents peut passer aussi des fois par des formes de phrases qu’ensuite on finit par peut-être regretter, je pense, pour la majorité des parents. Et donc du coup, il y a aussi une histoire de « il faut briser la chaîne ». Je pense que ce n’est pas évident de se le dire mais moi, je vais essayer d’éduquer mes enfants autrement. Je vais essayer la communication non violente.

Je vais essayer de prendre sur moi mes émotions parce que je veux que lui apprenne à contrôler aussi ses émotions. Mais c’est aussi ça. Moi, je trouve que ce n’est pas seulement le rôle des parents. Je pense qu’il y a quelque chose que l’école ne fait pas assez bien. Vraiment, je parle de la maternelle ou de la crèche. C’est l’éducation aux émotions. Moi qui ai appris à faire la méditation à 25 ans et à me dire « ok là je ressens de la colère, là je ressens de la joie », c’est quand même des choses qu’on devrait apprendre quand on est petit.

Clémentine

Il y en a qui commencent à le faire mais c’est vrai que c’est pas encore une directive obligatoire, ça devrait être un cours.

Nesrine

Oui et puis on serait tous des humains meilleurs, c’est-à-dire que par exemple en entreprise c’est « alors attends là, je me sens en colère »

Clémentine

« Attends Patrick, s’il te plaît, pose ton café. » [rires]

Nesrine

« Je me sens en colère, je veux partir ». Ça nous en rendrait tous des meilleurs humains parce que du coup, on ne transférerait pas nos émotions les uns sur les autres. Donc c’est une question effectivement d’éducation émotionnelle. Mais j’avais envie, alors c’est pas une question d’avoir de l’empathie pour ce père, parce qu’encore une fois, il ne se rend pas coupable de choses non plus atroces. C’est un père moyen.

Clémentine

C’est un père désengagé.

Nesrine

Voilà, c’est pas un père maltraitant physiquement, c’est un père comme on en a tous connus, en fait. Ou en tout cas des hommes comme on en a tous connus. C’est un père qui est absent, qui croit faire bien parce que, en fait, c’est ça qui est intéressant aussi, ce que je voulais décrire, c’est que pour lui, il fait bien parce que c’est le père qui ramène l’argent à la maison et grâce à lui, ses filles ne manquent de rien. Physiquement, en termes de biens… Ça, je pense aussi que c’est très propre au milieu populaire, à des hommes qui…

Et d’ailleurs, peu importe s’il y a une origine ethnique ou pas, je pense que la précarité financière crée un truc sur les hommes de « tant que je ramène l’argent à la maison et que mes fils sont habillés et qu’il y a des courses dans le frigo, j’ai fait mon rôle d’homme ». Et c’est pour ça aussi que c’est une question de déséquilibre du patriarcat, de dire aux hommes « en fait, déjà, c’est pas suffisant, mais surtout, on peut porter la charge à deux aussi de la famille, on peut rééquilibrer les choses ».

Clémentine

Mais d’ailleurs, ce que tu décris dans Adolescence, c’est deux milieux populaires. Dans ton livre et dans la série Adolescence, c’est un milieu plutôt populaire de travailleurs, de gens à qui la vie n’a pas été hyper gentille.

Nesrine

Oui, parce qu’il y a une rupture en termes de classe sociale, aussi quant à l’utilisation des réseaux sociaux à l’adolescence. Statistiquement parlant, les milieux populaires l’utilisent plus. Les milieux plus élitistes, en fait, c’est parce que les enfants ont accès à beaucoup plus de loisirs à l’extérieur. Après, ça ne veut pas dire que le cyber-harcèlement n’existe pas du tout dans les écoles, notamment dans des écoles privées, élitistes, etc. Ça existe, c’est parfois même très violent. Mais il y a une différence de classe sociale aussi dans l’utilisation des réseaux sociaux tout simplement parce qu’il y a une question d’accès à d’autres formes de loisirs et puis il y a des parents qui sont plus ou moins sensibilisés à la question de l’écran quand on est enfant. C’est un enjeu aussi qui n’est pas assez diffusé je pense.

Clémentine

C’est clair. Et tu en parlais tout à l’heure, mais c’est vrai que dans ton livre, tu mets en avant le désengagement, je disais du père, mais des adultes de manière générale, à part une mère, qui valide les émotions d’Anissa, de ce qu’elle ressent. Mais de manière générale, tu montres une professeure qui dit « ça éteint ton téléphone, ça disparaîtra », ou un autre professeur qui dit « j’en ai marre, je fais semblant que ça n’existe plus parce que c’est tout le temps ça ». Et du coup, les adolescents ne sont pas protégés en fait. Il n’y a personne qui est là pour leur mettre un cadre et pour leur dire « c’est ok, c’est pas ok, ce que tu disais ». Comment on sensibilise à grande échelle les adultes qui gèrent les adolescents autour de ces sujets ?

Nesrine

Alors là, ça commence à être fait dans les écoles, mais je pense qu’il faut vraiment des formations au harcèlement scolaire. Mais là, ça commence à être fait. C’est-à-dire à reconnaître les dynamiques de harcèlement scolaire. Déjà, ce que je raconte d’Anissa dans mon livre, c’est aussi inspiré de ce que j’ai vécu. C’est-à-dire que moi, par exemple, quand j’étais harcelée quand j’étais petite, les professeurs disaient « ça suffit, on arrête ! » en pensant que c’était une dispute entre eux et moi. Par exemple, je pouvais avoir trois personnes qui se moquaient de moi, et moi j’avais un jeune homme qui me tirait tout le temps les cheveux à la récré. Et du coup c’était présenté comme un conflit. Des fois c’est important de prendre le temps de se questionner qui est victime.

Parce qu’on a tout le temps tendance à penser que les enfants, ce sont des chamailleries. « C’est pas bien grave, ils se chamaillent, ils s’embêtent mutuellement les uns les autres ». Non, il y a des fois, et très souvent, il y a un des coupables et une victime. Et c’est très facile de s’en rendre compte parce qu’il y a ceux qui ricanent et il y a celles qui pleurent. Ou il y a ceux qui ricanent, et celui qui pleure. Mais ça se voit très rapidement la dynamique de groupe contre… Et je pense… Mais après c’est parce que aussi… C’est pour ça que je ne veux pas fustiger non plus ni les parents d’ailleurs, ni les professeurs, parce que c’est un métier très précaire, qui est très mal rémunéré, on leur demande beaucoup, avec pas beaucoup d’outils, donc ils peuvent pas… 

Enfin c’est compliqué d’être à la fois, d’avoir un rôle autoritaire, d’avoir un rôle de vigilance, Moi je pense qu’il faudrait les accompagner plus, peut-être même avec une personne en plus, ça devrait être un vrai sujet en fait, l’éducation.

Déjà je pense que les parents et enfants devraient à chaque rentrée scolaire avoir un moment d’échange autour du cyber harcèlement et des réseaux sociaux, avec, vraiment, un temps formel organisé par l’école du genre « Aujourd’hui c’est la journée de prévention, liée aux réseaux sociaux, liée au comportement humain ». Avec un cours peut-être sur les émotions, un cours sur ce que ça signifie Snapchat, pour que les parents puissent être au courant. Parce que les plateformes évoluent tellement vite.

Moi il y a une simulation que je fais souvent avec les parents, c’est que je vais sur TikTok, je prends une mineure qui poste des contenus et je fais juste scroller les commentaires. Et je leur dis, « , c’est soit votre fille qui poste la vidéo, soit une qui est en commentaire. Voilà dans quoi se mettent vos adolescents ». Et forcément, ça crée un état de choc. Parce qu’en fait, elle peut avoir 14 ans et en dessous, il peut y avoir des insultes à caractère sexiste extrêmement virulents. Donc c’est ce que j’essaye de montrer aux parents, « ça peut être votre enfant. Et c’est sûrement votre enfant si vous ne le savez pas ». Et c’est très important de créer ces moments-là. En fait, parce que déjà, on éviterait tellement de situations catastrophiques. Déjà parce que, aussi, ça dirait aux enfants, « on sait ce que vous faites ». Je les appelle les enfants, mais 13-14 ans, ils ne sont plus vraiment des enfants. Enfin, aux yeux de la loi, oui, mais en tout cas, ils sont capables de se rendre compte de ce que c’est le bien et le mal, je veux dire. C’est dans cette dynamique-là, parce qu’ils sont évidemment protégés par la loi en tant qu’enfants. Mais effectivement, ça remettrait aussi chacun dans son rôle, le parent dans un rôle de vigilance des réseaux sociaux à la maison, l’établissement dans la capacité à prendre en compte le fait que le harcèlement scolaire, même s’il se passe dehors, ça concerne des élèves, donc il a un impact scolaire, parfois même sur le bulletin, parfois même sur des carrières. Donc c’est important à prendre en compte.

Et ensuite, ça dirait aux adolescents, « on vous surveille, on est au courant de ce que vous faites, c’est important de leur dire ça ». On est au courant que vous utilisez les réseaux sociaux, on sait ce que c’est Snapchat, parce que je les connais moi les adolescents, ils flouent pas mal les parents là-dessus. Sur « non, mais j’ai Snapchat mais c’est juste pour parler à Émilie parce qu’on va à la danse ensemble vendredi soir ». C’est pas que pour ça. Ils se draguent aussi sur Snapchat. Et c’est pas grave parce qu’il faut découvrir la vie comme ça aussi. Mais c’est bien de mettre des cadres. C’est bien d’échanger. Moi, en tout cas, je sais que quand j’ai des ados qui sont plus ou moins proches de moi, je parle avec eux. « Je leur dis, c’est quoi, quels réseaux sociaux tu utilises ? 

Est-ce que tu as déjà vu des trucs pas normaux ? » Parce que déjà, c’est comme quand on regarde un film. Par exemple, pour regarder un film, il y a écrit moins de 12, moins de 16, etc. En général, ce qui est conseillé, c’est d’échanger avec son enfant ou en tout cas un adolescent à propos de ça. Moi, si j’ai des enfants un jour, j’appliquerai la même dynamique avec les réseaux sociaux. Qu’est-ce que tu as vu aujourd’hui sur les plateformes ? Est-ce que tu as vu des choses problématiques ? Est-ce que tu as vu des choses qui t’ont fait mal ? C’est comme nous, en tant qu’adulte, on scrolle, on est aussi touché.

Clémentine

C’est sûr.

Nesrine

Par plein de choses, donc eux aussi. « Est-ce que tu veux montrer à maman ou à papa des choses que tu as vues, qui t’ont blessé, qui t’ont inquiété, qui t’ont touché ou que tu as trouvé pas normal ? » Déjà parce que ça permet d’ouvrir un espace de discussion, parce que ça veut dire que si l’enfant ou l’adolescent revit lui-même ça, il va pouvoir avoir la porte d’en parler. Et donc ça, c’est que de l’éducation, c’est donner des outils à la fois aux adultes, à la fois aux enfants. Et ça permet aussi d’arrêter de concevoir ces espaces-là comme des espaces de liberté, de n’importe quoi, où tout est permis. Parce qu’en fait, nous, par raison qu’on n’a pas été éduqués aux réseaux sociaux… Ça a bousillé toute une génération sur son usage du numérique, avec beaucoup trop de virulence sur Internet. Il y a quand même cette idée-là que…

Clémentine

…tout est permis sur Internet

Nesrine

… c’est ça… Alors que nos identités subissent des conséquences. En tout cas, moi, c’est pour ça que j’ai fait ce livre-là et que j’ai continué de faire de la prévention ensuite dans les écoles. Là, j’ai arrêté un peu parce que je suis débordée, mais ensuite, je suis allée dans les écoles pour en parler avec eux. Déjà, ça les intéresse quand on s’intéresse à ça. C’est-à-dire qu’ils ont l’impression qu’on s’intéresse aussi à leur univers. Donc c’est important. Et surtout qu’on peut en faire des outils. Moi, par exemple, j’essaie de le tourner aussi en leur disant, « regardez ce que j’en fais pour mon métier. Vous pouvez en faire des outils trop bien pour montrer vos idées, pour montrer vos passions. Et ça, ça peut être intéressant les réseaux sociaux. »

Donc ce n’est pas les diaboliser, ce n’est pas dire « oh là là, c’est le grand méchant loup, il n’y a rien à faire ». Surtout pas toutes les deux en tant que journalistes qui bénéficient de l’émergence des réseaux sociaux. Mais voilà, c’est une approche un peu plus éducative et compréhensive aussi des dynamiques auxquelles ils sont confrontés.

Clémentine

Dans ton livre, tu évoques aussi, ce n’est pas par hasard, que tu choisis une famille issue de l’immigration, où il y a aussi ce déchirement d’avoir quitté sa terre natale, où il faut s’adapter à un monde qui est violent, qui est difficile envers les personnes immigrées, qui sont emprisonnées dans une tour à Argenteuil, où on voit la tour Eiffel de loin, mais on ne rentre pas dans Paris, parce qu’on est ostracisés. C’est une double peine pour toi d’être une fille, une jeune fille, adolescente, racisée dans un milieu défavorisé et qui fait qu’on va être plus sujette à ces inégalités et à ces violences sexistes ?


Nesrine

Totalement. C’est à la fois parce qu’il y a un danger de précarité sociale et puis il y a cette idée-là…Moi j’ai grandi avec cette conception d’un féminisme que je combats aujourd’hui. Une manière de dire que le féminisme ça peut pas s’adresser à nous, quand on est une femme immigrée ou issue d‘un milieu populaire, que le féminisme, c’est en gros pour les bourgeois à Paris qui prennent leur vélo. Bon, je suis devenue la bourgeoise à Paris. Enfin, pas bourgeoise, mais la bobo à Paris qui prend le vélo. [rires]

Clémentine

Mais tu prends ton vélo !

Nesrine

C’est ça ! [rires] Mais en tout cas, il y avait un peu ce truc-là, parce que je l’ai connu, je trouvais que c’était bien de le transmettre au personnage d’Anissa. J’ai essayé de transvaser plein de choses de moi quand j’étais ado, puisque j’ai vécu les mêmes dynamiques, sans que ce soit la divulgation de photos ou des choses comme ça, mais j’ai vécu cette ostracisation sexiste, et je me rappelais justement que je n’avais pas d’espace pour en parler, et que c’est le moment… Alors moi je me suis décrite féministe très tôt. En fait, mon premier moment féministe, c’est quand les garçons jouaient au foot dans la cour et qu’on ne pouvait pas jouer avec eux.


Clémentine

Tu racontes cette scène.

Nesrine

Voilà.

Et j’ai toujours dit… Enfin, j’allais voir mes profs et je leur disais « mais c’est pas normal qu’eux, ils puissent prendre trois quarts de la cour et nous on se retrouve avec la corde à sauter, tu sais, dans notre petit mètre carré ». Et c’est comme ça que je me suis découverte féministe. Mais je voyais bien que ça dérangeait qu’une fille de ma classe sociale, de mes origines, puisse en fait avoir une revendication féministe. Comme si j’étais pas comme toutes les femmes en fait et qu’on n’était pas… On ne vivait pas la même chose. Et donc par exemple, Alisha, ce qu’elle a vécu, la partie de divulgation de photos intimes, ça n’a pas été tant dit que ça dans les médias. D’ailleurs, c’est marrant parce que c’est la même chose dans la série Adolescence.

D’ailleurs, il y a beaucoup de gens qui l’ont mal comprise la série en disant « il est victime de harcèlement, elle l’insulte ». Non, elle se défend parce qu’elle est victime de divulgation de photos intimes. Il s’est rendu coupable de pédocriminalité. C’est ça la divulgation de photos intimes de mineurs sur Internet. C’est ce qui m’a frappée moi dans la réaction. C’est pour ça que j’ai fait une vidéo aussi pour expliquer un peu la série et pour donner des clés de compréhension. Parce que systématiquement, il y a toujours eu quelque chose de l’ordre de « le pauvre ». Il a fait ça parce qu’il était harcelé, ça pose la question du harcèlement scolaire. Non, c’est elle qui a été harcelée. La divulgation de photos intimes, c’est du harcèlement. Et c’est exactement la même dynamique dans Alisha. C’est totalement passé… c’est comme si c’était pas grand chose, alors que c’est quand même… 

Clémentine

C’est l’élément déclencheur…

Nesrine

C’est l’élément déclencheur de la violence et c’est même le premier acte d’humiliation. Le premier acte d’humiliation, c’est d’abord de montrer son corps au reste de la classe. C’est le premier acte d’humiliation. C’est passé sous silence et comme ça, ça devient un truc de dispute de couple, dispute amourette d’adolescents. Et c’est pour ça que je dis que c’est compliqué pour… En fait, c’est compliqué pour toutes les femmes, mais ça peut l’être encore plus dans ces espaces-là, parce qu’on les reconnaît même pas comme des femmes. C’est-à-dire que c’est un truc d’ado, c’est un truc de pauvre… Un dénigrement des dynamiques. Et c’est pour ça que j’étais très contente que tu m’invites pour parler du livre et de la série, parce que ça rend la chose systémique.

C’est-à-dire que ça n’a pas d’origine sociale, ça n’a pas d’appartenance ethnique. C’est quelque chose qu’on vit toutes, peu importe le milieu dans lequel on évolue et on fréquente les uns et les autres.

Clémentine

Oui, parce que c’est vrai que dans Adolescence, c’est une jeune fille blanche. On ne voit pas trop, mais on comprend bien que ce n’est pas lié.

Nesrine

Et puis moi, j’aimais bien aussi l’idée de faire un livre qui parle de ces dynamiques-là avec des femmes, effectivement, avec des origines ethniques, notamment marocaines. Elles sont toutes les deux marocaines, ce qui n’est pas le cas d’Alisha dans la vraie vie. Mais parce que je voulais que ça devienne un message universel. C’est-à-dire, l’effet qu’elle soit issue de l’immigration, ce n’est qu’un détail, en fait. C’est important dans leur identité, mais elles évoluent dans la société.

Clémentine

C’est des jeunes filles, des adolescentes, c’est clair.

Nesrine

Exactement. Et en gros, ça peut arriver à n’importe quelle fille, peu importe son origine sociale, peu importe ses origines éthiques. C’était un peu le message que je voulais passer, mais je voulais un peu respecter aussi, ça c’est ma partie journalistique, Et ce que je te disais aussi au début, c’est que j’ai un attachement avec les milieux populaires et avec l’effet de bien les raconter. Et j’ai été aussi un peu fascinée par l’histoire d’Argenteuil, de cette ville. C’est ce que je raconte aussi dans mon livre, je fais toute une partie parce que j’ai rencontré les habitants d’un quartier populaire, je suis allée sur place, j’ai fait des interviews. Le quartier HLM dont tu parles où on voit la Tour Eiffel, mais c’est un quartier qui s’appelle La Banane qui existe vraiment.

C’est vraiment un quartier qui est en forme de banane et quand on monte et qu’on va sur les balcons, tu vois le Sacré-Cœur, la Tour Eiffel au loin. Et t’as vraiment cette impression là que c’est une autre France à laquelle tu n’auras jamais accès. Et je trouvais que l’image, parce que… Je viens du Sud, et je fais un parallèle dans le livre avec les quartiers Nord de Marseille, où c’est des bâtiments, où quand tu ouvres la fenêtre, tu as vue sur la Méditerranée, mais les gamins des quartiers Nord de Marseille ne vont jamais à la mer, parce qu’ils ne savent pas nager. Enfin, je fais une caricature, certains savent nager, mais la plupart, la grande majorité ne sait pas nager. Et c’est ça que je voulais raconter.

Je voulais aussi raconter cette dynamique sociale-là, parce que c’est mon combat initial. c’est la représentation des milieux populaires, et parce que ça a rajouté aussi de la compréhension de l’exclusion sociale.

Clémentine

Et c’est pareil, tu fais aussi ce parallèle et tu l’évoques de manière très claire dans le livre de ce groupe de jeunes garçons, quand ils font une sortie dans Paris, qui sait que parce qu’ils ne sont pas blancs, ils vont être regardés différemment, ils vont potentiellement être déjà criminalisés sans avoir rien fait. Est-ce que ça, sans excuser du tout la violence masculine, mais ça génère des êtres humains, dont garçons, plus violents parce qu’il y a une rage en eux ?

Nesrine

En fait, ça c’est hyper intéressant comme sujet. Il y en a deux. Déjà, ce passage-là, ils font une sortie scolaire dans un musée à Paris, le musée du Louvre. Et moi, je me suis inspirée d’un trait de Twitter d’un professeur qui racontait la sortie avec ses élèves de banlieue au Centre Pompidou. La manière dont ils ont été… C’est vraiment… En fait, j’ai juste relu ce qu’il a écrit et je me suis dit, « il faut que je le transpose dans mon histoire » parce que c’est effectivement cette impression de rentrer dans une ville avec un checkpoint, quoi, de… « Ok, c’est pas chez nous, il faut qu’on se tienne droit, etc ». Et il y avait une deuxième chose. Effectivement, parce qu’il y a toujours un peu cette manière clichée de voir les choses en disant « les garçons issus de l’immigration sont plus violents ».

Enfin, c’est un peu toute la rhétorique de l’extrême droite où les personnes issues du milieu populaire ont plus de violence en eux, etc. Et moi j’ai lu un livre récemment que je conseille à beaucoup de femmes qui s’intéressent à la dynamique des violences conjugales. C’est un auteur qui s’appelle Lundy Bancroft. Le livre s’appelle « Pourquoi fait-il ça ? ».  Et Lundy Bancroft, ça commence à tourner beaucoup sur les réseaux sociaux, c’est la référence de ce livre. C’est passionnant. C’est le meilleur livre que j’ai lu, à part le mien. Parce que je suis obligée de faire ma promotion [rires] mais c’est le meilleur livre que j’ai lu en 2024. Lundy Bancroft, c’est quelqu’un qui a travaillé pendant, je crois, plus de 10 ans, même 20 ans, dans des centres de réhabilitation d’hommes violents. 

Donc des hommes qui frappaient leurs femmes ou qui frappaient leurs enfants, ou même qui étaient juste abusifs psychologiquement. Et il essaie de dresser…déjà le livre est passionnant parce qu’il dresse plusieurs profils types de ce qu’est un homme violent et il se rend compte vraiment que ça n’a pas de classe sociale. Il y a même des hommes féministes qui sont violents. C’est extrêmement intéressant comment il le raconte dans le livre parce qu’en fait il montre que la violence s’adapte aux enjeux sociétaux. Et donc à un moment donné, il parle de l’enjeu des hommes victimes de racisme qui sont aussi violents. Et en fait, il dit quelque chose qui moi, c’était déjà une intuition dans « Seule ». Et il le formule encore mieux parce qu’il dit « en fait, ça devient même pour eux une excuse d’être violent. »

C’est parce que je suis victime de racisme ou parce que je suis victime de discrimination sociale, j’ai le droit d’être violent envers les femmes. Et ça, c’est le fruit de la société patriarcale. C’est-à-dire que, vu que la violence masculine n’est pas traitée, parce que cette violence raciste, elle est à dénoncer, elle est illégitime, elle est violente, elle les criminalise, et du coup, puisque dans notre société, toutes les personnes qui doivent être le réceptacle des problèmes sociaux, c’est la femme, ça se répercute sur nous. Et ça, ça n’a rien à voir avec leur ethnie en tant que telle, ni leur origine sociale, ça a à voir avec la structure sociale du patriarcat. C’est pour ça que c’est terrible quand on les fustige en leur disant qu’ils sont plus sexistes que d’autres, ou qu’ils sont plus violents que d’autres. 

Non, en fait, vous les violentez tellement qu’ils n’ont pas d’espace autre, et que du coup les femmes en sont le réceptacle. Et je ne dis pas que ça doit être une fatalité, mais ce qui est intéressant avec ce livre de Lundy Bancroft, parce j’aborde les choses d’un point de vue féministe, c’est-à-dire que c’est parce que j’ai conscience des dynamiques patriarcales, que j’écris mes livres ou que je réfléchis. Et lui il fait l’inverse, c’est-à-dire lui il part du terrain Et après, il en vient au féminisme.

C’est passionnant ce livre parce que vraiment, il te dresse un peu tout ce qu’il a fait, les profils qu’il a rencontrés, les dynamiques qu’il repère dans le couple, la manière aussi dont les hommes qu’il appelle les abuseurs, sont capables d’être des caméléons, de faire croire à la justice qu’ils se comportent mieux mais c’est pas vraiment le cas. Et finalement, il raconte même ceux qui finissent par tuer leur femme alors qu’il y a deux semaines en échange ils étaient parfaitement conscients des dynamiques, etc. Et ce qui est intéressant dans ce livre, c’est que d’abord il ne pose pas le constat du patriarcat, mais à la fin, il arrive à cette conclusion, il dit «

Il ne faut pas attendre que ces hommes-là changent, il ne faut pas essayer de les éduquer, il faut juste s’intéresser à démolir le patriarcat ».

C’est la société toute entière qui doit changer pour que ces hommes-là changent. Parce que tant qu’ils sont impunis, ou tant qu’ils y trouveront des excuses sociétales…Et ce livre m’a vraiment beaucoup aidé parce que, alors je l’ai lu après « Seule », mais ça m’a conforté dans ce que j’avais repéré, compris, et c’est notamment dans la relation d’emprise que je montre aussi dans « Seule»,… c’est vraiment, ça m’a beaucoup aidé parce qu’on se pose beaucoup la question de « OK, une fois qu’on a dit ça, une fois qu’on a dit qu’il y a des violences sexistes, une fois qu’on a dit qu’il y a des violences conjugales, que le patriarcat est violent, comment on fait ? »

Et lui, il pose la question, mais il dit «il faut juste démolir le patriarcat. Il faut arrêter d’essayer de changer les hommes violents. Il faut juste démolir le patriarcat. Il faut juste, eux déjà, les refuser, c’est-à-dire les pointer du dos en disant ils sont violents ». Parce qu’il a montré aussi que la thérapie, et c’est ce qui est fascinant avec ce livre, c’est qu’il montre que la thérapie ne fonctionne même pas parce qu’ils sont capables de manipuler les psychologues. Ils s’arrivent à se présenter eux-mêmes.

Clémentine

Il faut que ce soit d’autres hommes qui les alpagnent et qu’ils leur disent stop. 

Nesrine
La société…

Clémentine

La société…représentée par des hommes de pouvoir. Pour qu’ils puissent se dire « Ok, là, ce que j’ai fait, c’est pas ok. »

Nesrine

Il faut qu’il y ait des conséquences sociales.

Clémentine

J’aime bien quand tu dis qu’il faut juste détruire le patriarcat, ça serait bien.

Nesrine

Non mais parce que c’est la question de la réparation.

Clémentine

C’est simple et c’est extrêmement complexe.

Nesrine

C’est le plus dur à faire. Je parle notamment aux femmes quand je dis ça. Moi j’ai été victime d’un couple abusif psychologiquement et pendant longtemps j’ai essayé de changer la personne. J’ai essayé de faire un travail éducationnel, de charge émotionnelle, etc. Et à un moment donné, il faut juste lâcher prise. Il faut juste se dire, « là je suis en train de faire exactement ce que la société attend de moi. C’est-à-dire de réparer quelqu’un qui n’a pas vocation à m’aimer correctement ». Donc il faut lâcher prise. Et ça, on ne le fait pas en tant que femmes, parce qu’on n’est pas éduquées à… Chez nous, on ne lâche pas. On persiste et on patiente.

 Clémentine

C’est important de le dire…Pour les femmes qui sont victimes.

on est valorisées dans le care, dans le fait d’être là-dessus.

Nesrine
Exactement.

Et je pense que c’est important de le dire aux femmes. De dire, « il ne va pas changer. Et vous allez vous y perdre vous-même » Sans avoir un jugement sur elles, des choix qu’elles ont faits, parce qu’on est toutes tombées dans des relations plus ou moins toxiques. Donc c’est vraiment plus une manière de protéger les femmes en disant « mais il va pas changer. Parce que même dans des… » Si… en fait, c’est ça ma phrase, même si dans des cercles, comment dire, prévus pour les faire changer avec l’accompagnement psy, l’accompagnement juridique, ils ne changent pas… Il faut être humble devant la médiocrité, je pense. Je pense que c’est important.

Clémentine

Dans ton livre, dans « Seule », tu dépeins aussi une réalité qui n’est pas réservée qu’aux quartiers populaires, mais c’est ce climat de surveillance permanente du corps des jeunes filles. Est-ce que c’est amplifié quand même dans les quartiers populaires ou est-ce que c’est une dynamique classique de toutes les adolescentes qui sont confrontées à TikTok où les filles sont dévêtues et en même temps, après on leur dit « Calme-toi parce que t’es pas une prostituée toi »

Nesrine

Moi j’ai l’impression que c’est partout, parce que vu que j’ai évolué dans plusieurs espaces, je suis effectivement issue d’un milieu populaire, mais j’ai aussi connu Sciences Po, qui est une école élitiste. Et je le dis pas juste pour la phrase, c’est pas juste pour dédouaner les quartiers populaires, mais le sexisme que j’ai vécu à Sciences Po, il surpasse x1000 ce que j’ai vécu dans mon propre quartier populaire. Parce que moi, par exemple, dans mon quartier populaire, je faisais du hip-hop. Je faisais de la danse hip-hop avec des hommes. Et j’ai jamais, vraiment, je n’ai jamais eu de remarques, quand j’étais ado, j’ai jamais eu de remarques sur mon corps. En plus, j’étais plutôt grosse à l’époque. J’ai jamais eu de dénigrement là-dessus. Parce qu’on était en train de s’amuser, en train de faire de la danse ensemble.

Quand je suis arrivée à Sciences Po, j’ai été marquée par le sexisme, par la manière dont c’était une forme de contrôle social. Et d’ailleurs, c’est ce qui est de plus en plus dénoncé dans les formations élitistes, que ce soit Médecine, Sciences Po, HEC, l’ENA…

Clémentine

Les gens qui nous dirigent, quoi.

Nesrine

Exactement. 

Et sincèrement, je n’ai jamais vécu autant de violence sexiste que dans les espaces qu’on considère comme élitistes. Et ça ne dédoine pas, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de violence dans les quartiers populaires. La preuve, je m’intéresse à Alisha, l’histoire de Shaïna m’avait traumatisé. Tu sais, c’est un viol collectif avec féminicide qui est une histoire horrible. Ça existe, évidemment, il faut le dénoncer. Pendant longtemps, on parlait notamment, par exemple, des tournantes, qui sont des viols collectifs. Je ne dis pas que ça n’existe pas…je dis juste que ça arrange, je pense, la société de dire que là-bas, dans ces zones-là, il se passe des choses terribles.

Vraiment, franchement, à Sciences Po, quand j’ai fait l’enquête Sciences Porc sur la drogue du violeur dans les verres des jeunes filles, tous les témoignages que j’ai reçus de gens avec qui j’ai étudié, qui me disaient « Tu sais, un tel, en fait, il a commis des agressions sur elle et puis sur elle. » Les compétitions de qui va embrasser ou coucher le plus de filles dans une seule soirée. Et les classements de qui est la plus belle. Et les classements de… Enfin, c’était interminable. Le jugement sur le corps des femmes était… Et c’est la première fois, par exemple, où moi j’ai entendu le mot « beurette ». Je ne l’avais jamais entendu dans mon milieu populaire, mais je l’ai entendu à Sciences Pour me qualifier. Il y avait une hyper focalisation sur mon corps. Vraiment que j’ai sentie…Ce que je n’avais pas encore une fois dans mon quartier. Et quand je dis ça, c’est encore une fois pas du tout pour minimiser ce qui se passe dans les quartiers populaires. Ce que je dis, c’est que le sexisme est partout. Qu’il a des dynamiques partout, qu’il faut le dénoncer partout, et que ça arrange pas mal la classe dirigeante de nous dire «concentrez-vous sur les milieux populaires, que nous, tout va bien ». On l’a bien vu avec Bétharram par exemple, le lycée Bétharram et tout ce qui s’est passé. C’est-à-dire qu’il faut une reconnaissance que c’est partout.

Clémentine

Et Bétharram, je rappelle, c’est vers Pau, c’est dans le Béarn, c’est catholique, c’est la haute société béarnaise qui a envoyé ses enfants.

Nesrine

Je crois que c’est des dizaines ou des centaines de victimes.

Clémentine

Oui, parce que c’est sur des décennies et des décennies.

Nesrine

Et on parle de maltraitance physique…

Clémentine

on parle de suicides


Nesrine

On parle de… C’est des choses terribles. Donc, c’est pour ça qu’on a tendance effectivement… Mais ça, c’est l’extrême droite qui a imposé ce discours-là dans le débat public aussi.

Clémentine

De braquer les projecteurs sur une typologie de personnes.

Nesrine

Il y a un peu cette idée-là de « le sexisme, c’est les autres, c’est l’étranger et c’est eux qui envahissent la société française avec ces idées-là ». Déjà, quand tu retires la focale, déjà, ces gens-là sont français. Ils sont nés ici, donc ils sont français. Et on est juste dans la même société, avec les mêmes outils, avec la même éducation. On est tous allés dans l’école de la République, donc on a tous été éduqués aux mêmes choses. Et d’ailleurs, on passe moins de temps avec nos parents qu’avec les autres quand on est enfant. Donc on voit bien que si on a tous les mêmes biais, c’est que c’est un truc sociétal. Donc, et encore une fois, il ne faut absolument pas minimiser ce qui se passe dans les quartiers populaires, moi c’est aussi pour ça que l’histoire d’Alisha m’a… 

C’est pour ça que j’ai écrit sur cette histoire-là. Parce qu’il y a plein de féminicides malheureusement, mais je voulais mettre la lumière là-dessus en disant ça parle de nous tous. Est-ce qu’on peut éviter d’en faire un fait divers, parce que ça a fait la une pendant juste une semaine je crois dans les médias, sans le mot féminicide d’ailleurs. J’ai jamais vu le mot féminicide à côté de cette histoire. Et donc du coup je me suis dit « je vais prendre à bras le corps ce sujet pour parler effectivement d’un féminicide en milieu populaire, de ne pas cacher la dynamique liée à la classe sociale, mais surtout de montrer qu’il s’agit de nous tous ». Et je pense que c’est la série Adolescence qui le montre aussi très bien.

Clémentine

Pour terminer sur notre échange, qu’est-ce qu’il faudrait changer en priorité pour qu’on soit plus seule?

Nesrine

Qu’on soit plus entendues. En fait c’est bizarre mais parce que post-MeToo, on a l’impression que les femmes n’ont jamais cessé de parler.. et on nous le reproche un peu d’ailleurs dans la société post-MeToo, mais on n’est pas encore entendues. C’est-à-dire on a le… La liberté de la parole existe, on peut raconter les violences qui ont été subies, on peut raconter le sexisme, les viols, les agressions sexuelles, les violences conjugales, la charge mentale, la charge émotionnelle. Si je fais la liste de tout ce qui pèse sur les épaules des femmes, on va passer l’après-midi ici. [rires] Mais en tout cas, on n’est pas encore entendues. C’est-à-dire qu’on est écoutées. On voit bien que vous parlez, mais est-ce que vous entendez ce qu’on dit profondément ? Parce que ce qu’on dit profondément, c’est un changement sociétal. Et c’est là où on n’a pas encore fait le pas.

Est-ce que vous entendez qu’on est en train de vous demander de nous respecter depuis notre adolescence jusqu’à la fin de notre vie ? C’est de ça en réalité dont il est question. Et ça, on n’y est pas encore. Mais j’ose espérer que c’est une question de temps et qu’un jour, la balance va se rééquilibrer en tout cas.

Clémentine

J’espère, j’ai trois filles. Je voudrais qu’elles grandissent ensemble, dans une société où on les écoute. Comme tu dis, on nous autorise à parler maintenant. On nous a donné la parole, le micro. Mais pour l’instant, on a encore un petit peu les…

Nesrine

Oui, en fait c’est accepter ce qu’on vous dit, ce que ça bouleverse en vous.

Clémentine

C’est trop dur pour l’instant. Trop de honte.

Nesrine

Mais c’est important. Très, très important. Mais je veux espérer qu’on… Encore une fois parce que, par exemple, tout ce qui existe aujourd’hui, moi je n’y avais pas accès quand j’étais ado. C veut dire que ça avance aussi d’une certaine façon. On a toujours tendance à… Et je comprends, parce qu’il y a encore beaucoup de violences sexistes, donc on a tendance à se dire « oh là là, on ne va jamais y arriver ». Et puis c’est… Et puis après, on se rend compte quand même que féminicide, maintenant, c’est un mot qu’on utilise. La violence conjugale, on a compris. Dynamique de l’emprise…

Clémentine 

La violence intrafamiliale même.

Nesrine

Exactement. Par exemple, moi, la super bonne nouvelle récemment, c’était le procès Depardieu, avec le fait qu’on reconnaisse la double victimisation dans la justice. C’est-à-dire le fait que le processus judiciaire victimise une deuxième fois la victime, c’est… Ça y est, on commence à avoir une reconnaissance de ces dynamiques. Le procès Pelicot aussi, de Gisèle Pelicot, qui à mon avis a montré… alors évidemment c’est terrible ce qu’elle a vécu et quelle force d’en parler publiquement… mais ça a montré que tout ce qu’on dit, tout ce que les féministes disent depuis des décennies, à savoir que le sexisme n’a ni classe sociale, ni origine ethnique, et qu’en fait tout homme peut s’en rendre coupable, tout simplement parce que c’est vers ça qu’on les pousse. C’est vers là où ils trouvent une forme de validation sociale, de respect.

J’ose espérer que toutes ces choses-là créent des moments politiques où en réalité… En fait, on est désespérées parce que le climat médiatique et politique nous fait croire qu’on est minoritaires. Mais je crois pas. Enfin je pense pas… Je pense que les choses elles changent beaucoup plus que ce qu’on a l’impression.

Clémentine

Ce qui serait génial.

Nesrine

Ce qui serait une giga bonne chose.

Clémentine

Merci, merci beaucoup Nesrine d’être venue. Et je tiens à dire pour celles et ceux qui n’ont jamais regardé, allez regarder la série Loup-Garou sur Canal+. Mon mari était refait de savoir que je t’interviewais. Parce que ça change, tu sais, de te voir dans ce contexte-là. D’ailleurs, c’est très intéressant sur les dynamiques sexistes. T’en as beaucoup parlé, mais vous ne l’avez pas vu, allez regarder jusqu’au bout. Parce que si vous aimez le jeu Loup-Garou, vous allez aimer la série. Vraiment.

Nesrine

J’ai bien aimé y jouer, c’était une sacrée expérience. Effectivement, qu’est-ce que ça donne quand on met deux femmes leaders dans le groupe ? Regardez, vous verrez.

Clémentine

C’est passionnant. Sociologiquement, j’avoue c’était passionnant.

Nesrine

Moi j’ai adoré participer pour ça

Clémentine 
Merci, merci

Nesrine

Merci beaucoup Clem

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