Épisode 202 – L’école doit-elle régler tous les problèmes de la société ? François Dubet sociologue & professeur émérite

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Doit-on tout attendre de l’école ? L’école peut-elle régler tous les maux de la société ? L’école est-elle une machine qui essore ou qui promeut ?

Ce sont les questions que s’est posées dans son nouvel essai, François Dubet, sociologue et professeur émérite de l’université de Bordeaux.

François, vient de coécrire un livre sur l’Emprise scolaire avec Marie Duru-Bellat.

Avec pour sous titre “Quand trop d’école tue l’éducation”.

Il est spécialiste des inégalités scolaires en France.

Dans cet entretien, François démontre que l’ouverture massive de l’école à toute la population a créé plusieurs décennies plus tard un fort sentiment de déclassement et de rejet de l’école.

Alors quelles solutions pour rendre sa noblesse à l’école ? 

Pour aider les élèves à reprendre confiance en eux et sortir de l’école, non pas avec plus de diplômes mais un véritable savoir qui les préparera à la réalité du monde de l’entreprise?

J’ai adoré comprendre le système scolaire, ses effets positifs mais ses faces cachées aussi.

J’espère que cet épisode vous touchera autant qu’il m’a plu !

🗣️ Au programme :

🏫 L’école d’hier et d’aujourd’hui (00:00 – 07:56)

📚 L’emprise scolaire et ses conséquences (08:09 – 21:06)

🎓 Déclassement et soft skills (21:06 – 34:56)

🔄 Solutions et modèles alternatifs (43:12 – 55:48)

🌍 Comparaisons internationales et défis futurs (55:49 – 01:04:27)

🔮 L’avenir de l’éducation (01:04:33 – 01:15:04)

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TRANSCRIPTION DE L’ÉPISODE

Clémentine Sarlat

Bonjour François. 

Francois Dubet

Bonjour. 

Clémentine Sarlat

Je suis ravie de vous accueillir dans le podcast de La Matrescence, donc bienvenue. On va parler d’éducation. Vous êtes un grand spécialiste de la question. Ma première question, c’est, vous avez quel souvenir, vous, de l’école ? 

Francois Dubet

L’école que j’ai connue a disparu. L’école que j’ai connue a disparu pour un tas de raisons. C’était une école dans laquelle les destins de classe dominaient, c’est-à-dire les enfants du peuple passaient le certificat d’études, les enfants de la bourgeoisie allaient au lycée, et quelques élèves, de plus en plus nombreux, bons élèves issus de catégories modestes allaient au lycée, mais ils étaient quand même triés scolairement. Ça c’est le premier changement, évidemment, qui est très très loin de nous. Et la seconde chose que j’ai connue, c’est une école qui était un sanctuaire scolaire, c’est-à-dire que moi j’ai passé le bac dans les années 60, c’était l’époque des Beatles, des Stone, de la jeunesse, etc. Mais elle n’entrait pas au lycée. C’est-à-dire qu’au lycée, c’était le lycée de garçons, le lycée de filles, il n’y avait pas d’uniforme, il n’y en a jamais eu. Mais, vous entriez dans l’école comme on entrait au couvent, d’une certaine façon, et vous repreniez vos habits de jeunes à la sortie de l’école. Donc c’est un monde qui était très différent. Bon, j’en ai pas des souvenirs formidables, c’était quand même un monde ennuyeux, disciplinaire, pas très marrant. Et puis la troisième chose qui a changé, qui dépend pas de l’école, c’était que dans ces années-là, la croissance économique tirait tout le monde vers le haut. Donc, quelqu’un comme moi dont les parents n’avaient pas fait d’études, etc. Quand il avait le bac, il grimpait automatiquement. Socialement, vous grimpez. Dans les années 70-80, la plupart des cadres supérieurs ont le bac, point. Parce que l’économie tirait les qualifications. Voilà, je n’ai pas un souvenir enchanté de cette école. J’ai un souvenir plutôt enchanté du contexte économique, quand même. Pas de chômage, des diplômes rentables… Donc c’était plutôt pas mal. Mais on reviendra ni à la situation économique, ni à la capacité de dire aux jeunes, vous prenez des uniformes, on sépare les garçons et les filles, on fait le tri… Non, c’est terminé. Ce monde-là a disparu. Personnellement, j’ai pas un souvenir… J’ai un souvenir très agréable de, mais c’est très difficile de savoir ce que valent les souvenirs, de ma jeunesse, parce que c’était une ère de liberté, de libération. Voilà, ça s’est conclu d’ailleurs en mai 68. Mais l’école était un monde… 

Clémentine Sarlat

Austère. 

Francois Dubet

Austère, triste, voilà. Mais où un prof pouvait dire sortez vos cahiers, je dicte et le cours se faisait. Aujourd’hui on peut toujours dire ça, ça se passera pas. 

Clémentine Sarlat

On n’est pas face à la même situation aujourd’hui en 2024. Pourquoi vous avez voulu devenir sociologue? 

Francois Dubet

La seule chose que je peux dire c’est que la sociologie, dont j’ignorais complètement l’existence, m’a plu parce que je m’étais plutôt engagé vers la philosophie. Mais comme j’avais fait un bac technique, plutôt un bac difficile d’ailleurs, un bac qui s’appelait maths et techniques, j’étais quand même pas très armé, j’étais plutôt bon en philo, mais j’aurais eu des problèmes pour passer le CAPES et l’agreg, j’avais jamais fait d’allemand, j’avais jamais fait de latin, j’étais quand même pas très très… Donc je suis allé en socio où j’ai beaucoup aimé la socio, pour trois raisons. La première, c’est que c’était un monde des idées, que les idées ça m’intéressait. Mais c’était aussi un monde pratique, il y avait des statistiques, des données, on ne réfléchissait pas uniquement sur les textes de Kant, enfin je veux dire, on se collait au monde tel qu’il était.

Et puis la troisième chose qui m’a plu, mais qui plaisait à ma génération, c’est que c’était une autre manière de faire de la politique. Donc faire de la sociologie et s’engager politiquement, c’était quasiment la même chose. Alors après, pourquoi je suis devenu sociologue ? Le hasard, les circonstances, qui fait qu’un jour j’ai croisé un prof qui m’a dit, on cherche un sociologue quelque part, si ça t’intéresse, vas-y. J’y suis allé. Mais je l’aurais pas croisé, j’aurais peut-être fait autre chose. Il faut se méfier des discours qui vous disent j’avais une vocation précoce, je crois que c’est des histoires qu’on se raconte. La vocation se fabrique en cours de parcours. Mais le topo sur la vocation précoce, non, je ne veux même pas que ça existait. 

Clémentine Sarlat

Vous avez vu une opportunité, vous l’avez saisie. 

Francois Dubet

Voilà, voilà. C’est pour ça que je… Oui, je regrette le climat économique de l’époque où c’était possible. 

Clémentine Sarlat

Alors vous avez écrit un nouveau livre, vous en écrivez souvent, je le montre à la caméra, ça s’appelle L’emprise scolaireVous l’avez co-écrit avec Marie Duru-Bellat et vous dressez un portrait robot des conséquences de notre système scolaire aujourd’hui. Pourquoi est-ce que vous vous êtes intéressé à ce sujet-là précisément de l’emprise scolaire ? 

Francois Dubet

On s’est intéressé à cette question parce qu’on a le sentiment avec Marie qu’on a vécu, au fond, une formidable période de massification scolaire qui a duré 60 ans. C’est-à-dire que le taux de bacheliers, d’étudiants a augmenté mécaniquement et considérablement. Je veux dire, le taux de bacheliers a été multiplié par 6, le taux d’étudiants par 8, enfin c’est quand même… Voilà. Et on a le sentiment qu’on est au bout de cette période, que ça ne peut plus continuer indéfiniment comme ça. Ça se manifeste d’ailleurs par un tas de traits, il y a une dévaluation ou une inflation des diplômes, il y a les vocations des enseignants, le métier est de plus en plus dur en fait, donc les vocations déclinent. On a le sentiment qu’on est au terme de cette histoire. 

Et puis, on a aussi fait le constat, mais qui est un peu banal, mais qu’on ne fait pas vraiment en réalité, c’est qu’on vit dans des sociétés où l’école a le monopole du tri des individus. Au fond, c’est ça l’emprise scolaire, c’est de dire aujourd’hui, l’école est la machine qui va trier les gens, pour leur donner des qualifications grâce auxquelles ils auront des emplois plus ou moins qualifiés, plus ou moins bien payés, etc. Or ça c’est assez… C’est une révolution. C’est une révolution parce que jusqu’aux années 60, il y a une partie de la population dont le destin dépend des études, mais pour la plupart des gens, l’école joue en fait… pas un très grand rôle. Je veux dire, les enfants de paysans sont paysans parce que leurs parents l’étaient, les enfants d’ouvriers sont ouvriers parce que… 

Et j’ai envie de dire, puisqu’on est à Caudéran, les enfants de la bourgeoisie de Caudéran deviennent des bourgeois de Caudéran parce que leurs parents sont des bourgeois de Caudéran. Aujourd’hui, il faut passer par l’école. Pour être un ouvrier qualifié, il faut passer par l’école. Pour être un bourgeois de Caudéran, il faut passer par l’école. Et donc, ça a donné à l’école une emprise sur le destin des individus considérable. Et donc, cette emprise, elle a des effets positifs, parce que ça a ouvert les portes d’un système qui était quand même très fermé. Mais en même temps, elle a mis une pression sur les individus, sur les familles, qui est tout à fait considérable. Si vous êtes convaincu que le destin social de votre enfant se joue en troisième, plus personne ne peut jouer cool. 

Il faut se battre, il faut choisir le meilleur établissement, la meilleure filière, etc. Et donc c’est un changement quasi anthropologique. Enfin on le dit dans l’introduction du livre, c’est quasiment aussi considérable que la révolution industrielle. La révolution industrielle c’est… C’est quand même une révolution parce qu’on passe de l’artisanat à l’industrie de masse, ça change le monde. Et ça, ça change aussi complètement le monde. Alors c’est un thème, cette critique de l’emprise scolaire est un thème qui est assez fort dans le monde anglo-saxon, anglais et américain. En France, c’est beaucoup plus difficile à faire comprendre et à développer, même si personne ne l’ignore, parce que la France a un rapport très, très sacralisé à l’école. En France, l’école doit sauver le monde. 

Clémentine Sarlat

C’est ça que vous dites, l’emprise scolaire, c’est que l’école doit tout. 

Francois Dubet

L’école doit sauver le monde, je veux dire, les gamins ont des problèmes de surpoids, que fait l’école ? L’égalité des filles et des garçons, que fait l’école ? Que fait l’école chaque fois ? Et on attend de l’école qu’elle soit parce qu’on a une histoire très particulière en France qui est que l’école républicaine a été faite pour fonder la République. Disons que jusqu’à Jules Ferry, pour dire les choses globalement, C’est l’église qui s’occupait de former les croyants et donc on a fabriqué une école pour qu’elles forment des citoyens. Mais elle les a formé un peu comme on forme des croyants. C’est-à-dire des maîtres ayant de l’autorité, une forme de sacralité, de… 

Clémentine Sarlat 

Avec un dogme 

Francois Dubet 

Une croyance. Alors cette croyance elle est sympa, je veux dire, moi je trouve que c’est bien de croire à l’école. Mais c’est peut-être pas bien de tout en attendre. Parce qu’elle ne peut que décevoir. Et d’ailleurs aujourd’hui, si vous regardez le système scolaire français, il me paraît plutôt mieux que celui que j’ai connu. Il est beaucoup moins, il est moins inégalitaire, il est moins austère, il est moins autoritaire, enfin voilà. Mais jamais l’école n’a été autant critiquée, parce que tout se joue à l’école. Alors que dans les années 50, au fond, l’école ne déterminait pas le destin de la plupart des gens, et au fond, tout le monde aimait bien l’école. Parce qu’on n’attendait pas de l’école qu’elle vous sauve. Voilà. 

Clémentine Sarlat

Quand vous parlez au tout début de la massification, est-ce que vous pouvez expliquer ce que ça veut dire ? Ça a été sous quelle politique, en fait, on a voulu faire cette massification ? 

Francois Dubet

La massification, si on voulait la dater, je crois qu’elle commence en 1958. 

Clémentine Sarlat 

C’est de dire tout le monde doit aller à l’école, c’est ça ? 

Francois Dubet

Il faut avoir les chiffres. Je veux dire, en 1950, 5% d’une classe d’âge a le bac. 5 %. C’est à dire beaucoup moins de bacheliers que d’élèves en classe préparatoire aujourd’hui. La moitié des français n’ont pas le certificat d’études. Ce qu’on attend de l’école, c’est qu’elle apprenne à lire et à écrire à tout le monde. Et il y a à côté de cette école républicaine dont on a la nostalgie, Marcel Pagnol, La Guerre des boutons, enfin voilà. Mais ce qui n’est pas une nostalgie absurde. Parce que c’est une école qui avait de la gueule, d’une certaine façon. Les enfants de la bourgeoisie faisaient des études, souvent payantes au lycée. 

Et ils étaient rejoints par ce qu’on appelait les boursiers, c’est-à-dire les très beaux élèves d’origine populaire qui étaient tirés vers le haut, mais qui étaient très peu nombreux. C’est-à-dire que l’ascenseur montait, mais très peu de gens l’empruntaient. Et il montait d’ailleurs d’autant plus que très peu de gens l’empruntaient. Ça a été l’école, je dirais, entre Jules Ferry et les années 1950. Qui n’a pas tellement bougé. Les garçons et les filles sont séparés, etc. À partir de 58, on va abolir l’examen d’entrée en 6e, ce qui ne veut pas dire que tout le monde rentre en 6e, mais on ouvre les portes du collège, on ouvre les portes du lycée. On ouvre les portes du lycée, ce qui fait que beaucoup plus d’enfants d’origine populaire vont rentrer au lycée, mais ils sont quand même triés scolairement. Tout le monde n’y va pas. 

Et puis ensuite, c’est une sorte de processus naturel, pour dire les choses simplement. Tout le monde va au collège, d’abord. Et puis ensuite, le taux de lycéens augmente. Il atteint 35% en 1985. Donc 1 sur 3. Là, Chevènement en 86 déclare que l’objectif c’est 80% parce qu’il a vu au Japon que 80% des japonais avaient le bac et que le Japon à cette époque était la star du monde capitaliste. On a ouvert les portes et le taux est monté, monté, monté, l’entrée à l’université a monté, monté, monté. Et d’ailleurs ça se manifeste par ce paradoxe très étonnant, qui fait que plus il y a de candidats au bac, plus le taux de reçus au bac augmente. On aurait pu imaginer qu’il y a de plus en plus de candidats, mais que… 

Clémentine Sarlat

La sélection est toujours là. 

Francois Dubet

Que la sélection est toujours là, voire qu’elle est plus forte, puisque ceux qui arrivent sont a priori moins bons, entre guillemets, que ceux qui étaient déjà là. Or, c’est le contraire qui se passe. Tout le monde y va, et on va à l’université, et aujourd’hui on voit que la sélection, ça commence vraiment en master. Ça commence vraiment en master. D’ailleurs, en master, on ferme les… On ferme les portes. Alors, la massification, ça a été ça, mais c’est porté par trois promesses au fond. C’est très difficile d’y être hostile. La première promesse, évidemment, c’est l’égalité des chances. C’est-à-dire, on ouvre les portes et on dit aux gens, vous tentez votre chance et que le meilleur gagne. Tout le monde peut jouer dans le tournoi. Tout le monde peut participer au match. Ce qui est quand même un gros progrès. Je veux dire aujourd’hui, avoir des parents ouvriers non qualifiés et avoir le bac, c’est pas… C’est pas un exploit, enfin je veux dire, c’est bien pour le gamin, mais statistiquement c’est pas un exploit. Donc, promesse de l’égalité des chances, qui va créer des paradoxes d’ailleurs assez compliqués. La deuxième promesse, qui est une promesse qu’on appelle la promesse du capital humain, c’est-à-dire qu’on fait l’hypothèse que plus les gens sont scolairement qualifiés, plus ils seront économiquement efficaces. Alors ça c’est le… On n’a pas de pétrole mais on a des idées, si vous voulez, c’est le traité de Lisbonne. Mais ce qui n’est pas idiot non plus. Ce qui n’est pas idiot. Donc… Plus les gens font d’études, plus ils seront professionnellement compétents, actifs, etc. 

Et puis la troisième promesse, c’est de dire, comme l’école incarne les valeurs de la démocratie, la tolérance, la confiance dans la raison, le respect de la loi, enfin toutes ces vertus civiques qui sont au cœur du projet républicain. Donc plus on va à l’école longtemps, plus les valeurs de la démocratie vont se développer. Et le constat qu’on fait, évidemment, n’est pas exactement celui-là. C’est-à-dire que les inégalités, le poids des inégalités sociales n’a pas été tellement réduit. Alors, il faut être nuancé. Par exemple, les filles sont les grandes gagnantes de la massification. Scolairement. Elles sont meilleures à l’école et ensuite elles ont des problèmes sur le marché du travail parce qu’elles font des enfants et ce genre de détails qui comptent. Mais enfin, quand même. Aujourd’hui, par exemple, les filles sont presque, je crois même, elles sont majoritaires en médecine. Quand j’étais étudiant, il n’y en avait pas beaucoup. Alors avant, il n’y en avait pas du tout. Elles sont majoritaires dans la magistrature. 

Donc, on a eu des progrès, mais au fond, si vous regardez ceux qui ont réussi et ceux qui ont échoué, c’est à peu près toujours les mêmes, sauf que, et ça c’est un grand changement, avant ça se jouait dans la naissance, c’est-à-dire, « l’école n’est pas pour moi », disaient les enfants du peuple. Et « l’école est pour moi, c’est une évidence », disaient les enfants de la bourgeoisie. Aujourd’hui, ça se joue dans l’école. C’est-à-dire, la production des inégalités, elle se fait dans les parcours scolaires. Ce qui fait qu’il y a un désenchantement à l’égard de l’école. Cette école qui était perçue comme juste, elle est extrêmement critiquée. Ça c’est la première déception. Mais elle n’est pas française. Sinon que les Français sont plutôt… comparaison internationale, pas en notre faveur, c’est-à-dire qu’on est un pays dans lesquels les inégalités scolaires sont plus grandes que dans les pays comparables, et dans lequel le poids de la naissance sur les parcours scolaires est plus fort que dans les pays comparables. Bon. 

Clémentine Sarlat 

On sait pourquoi? 

Francois Dubet

Alors c’est très compliqué à expliquer, je crois que ça s’explique fondamentalement par le fait qu’on a gardé le modèle élitiste de l’école d’autrefois, l’orientation par échec, grosso modo. Voilà, qui est… Dans les années 80, en Allemagne, vous n’êtes pas très bon, vous allez dans une école professionnelle, mais vous allez vous en sortir très bien. Ce n’est qu’en France, vous allez dans une école professionnelle parce que vous n’êtes pas bon et vous allez… 

Clémentine Sarlat

On a une étiquette tout de suite. 

Francois Dubet

On a une étiquette, etc. Ça c’est probablement… En tout cas, la promesse de l’égalité des chances, de toute évidence, elle n’est pas tenue. Et la deuxième promesse du capital humain, elle est tenue très globalement, mais elle n’est pas tenue de la même manière pour tout le monde. C’est-à-dire que si vous avez franchi les étapes sélectives, les diplômes vont être très rentables. Mais si vous n’en avez pas, ça devient un handicap épouvantable. Et au milieu, vous avez une distance entre les compétences scolaires et les compétences professionnelles qui n’a cessé de se creuser. J’ai une licence d’anglais, ça prouve quoi ? Que j’ai fait trois ans d’anglais, ce qui est très bien, je ne suis pas contre. Mais professionnellement… Et un étudiant sur deux va sortir de l’université, non sélective, enfin de masse, en ayant une activité professionnelle qui n’a aucun rapport avec sa formation. 

D’où le sentiment de déclassement, puisque, au fond, il faut faire de plus en plus d’études pour obtenir le même boulot que ses parents. Je donne toujours cet exemple. Moi, quand j’ai passé le bac, à 18 ans, je pouvais être instit lendemain. Pas mal. 

Clémentine Sarlat

À l’époque, on pouvait ?

Francois Dubet

On manquait d’instits et voilà. Aujourd’hui, il faut faire cinq ans d’études pour se retrouver instit. Donc, vous avez un phénomène de déclassement, de désajustement. Et au fond, il se pose de plus en plus la question de l’adéquation des compétences académiques et des compétences sociales et professionnelles qui ne sont pas exactement du même ordre. Et puis la troisième déception, qui est quand même probablement la plus lourde, c’est que, il faut dire une chose, c’est un peu compliqué, plus je fais des études, plus j’adhère aux valeurs démocratiques, ça reste un vieux truc qui marche bien, mais dans une société où tout le monde fait des études, l’adhésion aux valeurs démocratiques est plus faible. Pourquoi ? Parce qu’avec l’emprise scolaire, vous passez d’un monde, on va dire, de classe sociale: la naissance, le capital, etc. Le monde, je sais pas, des romans du XIXe siècle de Zola, si vous voulez, voilà, de Mauriac, puisqu’on est à Bordeaux. À un monde de vainqueurs et de vaincus. Au fond, c’est l’image du tournoi de tennis. C’est-à-dire, vous rentrez dans ce monde, vous avez gagné. Scolairement, vous allez gagner, socialement, et vous trouvez que le monde est plutôt sympathique. 

Clémentine Sarlat

Vous passez à l’échelon supérieur. 

Francois Dubet

Mais vous avez gagné, mais vous ne devez rien aux autres, puisque vous devez votre succès à vous-même. Bon, pourquoi pas ? C’est pas si grave, mais ça explique la haine à l’égard de Macron. Des élites arrogantes qui ont tout réussi, etc. Mais quand vous avez perdu, vous devez votre échec à vous-même. Vous ne pouvez pas dire c’est le destin de classe. C’est que à l’école je n’ai pas fait ce qu’il fallait. Donc vous avez un clivage entre les vainqueurs et les vaincus qui n’est plus exactement le même qu’entre la bourgeoisie et le prolétariat. Et ce clivage là, évidemment, alors ça c’est très fondé sociologiquement, mais les derniers, l’Angleterre, les Etats-Unis, les travaux de Piketty, etc. Montrent que le diplôme devient le facteur, un des facteurs déterminants du vote. 

Francois Dubet

Et si vous prenez le cas de la France, en 1981, l’élection de Mitterrand. Grosso modo le vote de gauche, c’est les ouvriers plus les petits fonctionnaires. Les ouvriers, les instits et les profs quoi. De gauche. Aujourd’hui, tout cet électorat populaire, qui est populaire parce qu’il a échoué à l’école, c’est ce qu’on lui a fait comprendre, il a basculé vers l’extrême droite. Parce qu’il y a du ressentiment à l’égard de l’arrogance des savants, des dirigeants, des intellos, des journalistes, voire de l’école elle-même. On s’y est habitué, mais je n’aurais jamais imaginé il y a 40 ans… Moi, il y a 40 ans, j’étudiais les émeutes des Minguettes, qui ont été les premières émeutes en France. J’étais dans ce quartier-là. 

Clémentine Sarlat 

83 ?

Francois Dubet 

Les premières émeutes, c’est 81. Enfin, c’est juillet 81, peu importe. La marche pour l’égalité, c’est 83. On fout pas le feu au collège. Bon, les dernières émeutes, on fout le feu au collège. Et au centre de documentation, à la bibliothèque, etc. C’est-à-dire, qu’il y a de l’hostilité. Alors ça, c’est très étudié. L’électorat de Trump, il déteste, les savants, les intellos, la Côte Est, les universités, etc. Donc vous avez un paradoxe qui fait que, au niveau des individus, plus j’ai fait d’études, plus j’adhère aux valeurs démocratiques. Mais au niveau des cohortes, moins j’ai fait d’études, moins j’adhère aux valeurs démocratiques et ça se fait de plus en plus tard. C’est-à-dire que le bac ça suffit plus pour vous faire passer du côté… 

Clémentine Sarlat

Démocratique c’est ça ?

Francois Dubet

Du côté entre guillemets démocratique. Les autres étant aussi démocrates. Mais voilà donc, alors ça c’est très très argumenté aux Etats-Unis. Il y a un type qui s’appelle Sandell qui décrit ça complètement, mais on ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. Donc au fond les promesses ont été très partiellement tenues, les trois promesses, et aujourd’hui on a plutôt le sentiment qu’elles sont pas tenues du tout. Et évidemment ça pose le problème de savoir, alors face à ça vous avez la droite et l’extrême droite, enfin une partie de la droite et l’extrême droite, qui disent on revient avant. On sépare les garçons et les filles, on leur colle des uniformes, qu’il n’y a jamais eu dans l’école d’ailleurs française. Je le signale au passage. On sélectionne en 6ème ou en 3ème, etc. Bon. Évidemment, on ne dit pas ce qu’on va faire des vaincus.

C’est quand même un problème un peu compliqué. Et de l’autre côté, vous avez les progressistes qui ont du mal à renoncer à ces trois promesses et qui disent, encore un coup. Je lisais dans un programme Front Populaire, 80% de bacheliers, c’est pas assez, il faut aller à 90. Mais on en rajoute une couche. L’idée que l’on défend avec Marie, c’est de dire, il faut trouver notre logique de scolarisation et il faut que l’emprise scolaire diminue. Il faut que l’école éduque, on est très attachés l’un et l’autre à l’école, il faut qu’elle éduque, qu’elle apprenne des choses intelligentes, utiles, qu’elle ouvre au monde, mais en même temps il faut arrêter ce mécanisme d’emprise qui fait que ça se retourne systématiquement contre l’école. Je vais donner un exemple très bête pour me faire comprendre. 

Si vous êtes convaincu que le destin social de votre enfant se joue à l’école, vous faites n’importe quoi pour qu’il aille dans le meilleur établissement et vous paierez, vous ferez n’importe quoi. Et je ne le reproche à personne. Comment faire autrement ? Et d’ailleurs les gens des catégories modestes qui ne peuvent pas faire ça, on éprouve une frustration. Pourquoi moi je n’ai pas la possibilité de faire ce que les autres feront ? Donc vous avez la production des inégalités, c’est pas simplement un effet de structure, pour parler de manière un peu abstraite, c’est-à-dire les inégalités sociales, de classe, ça joue évidemment beaucoup, mais c’est aussi un effet, c’est le résultat de l’action. Je veux dire, si je choisis la meilleure filière, le meilleur lycée, etc. C’est ce qu’on montrait dans le bouquin que j’ai fait avec Najat Vallaud-Belkacem, c’est de dire: les riches se regroupent, bon, c’est pas très sympa, mais ok, mais les pauvres sont regroupés dans des établissements qui sont de plus en plus ghettorisés, dont le niveau s’effondre et qui finissent par brûler quand il y a une émeute. Donc on ne peut plus continuer éternellement de cette manière, mais au fond, tout ça peut paraître un peu vague, mais moi je crois que l’industrie ça a été formidable, ça a élevé le niveau de vie, de consommation de la population, même si vous voyez c’était pas si drôle que ça, mais avant c’était pas très drôle non plus. Mais c’est bien, mais il y a un moment où faut arrêtez.

Et aujourd’hui, au fond, toute la réflexion, c’est de dire il y a un moment où on ne peut pas continuer à produire des voitures, on ne peut pas continuer à détruire la nature, on ne peut pas continuer… Et on ne peut pas continuer à dire il faut en faire encore plus pour que ça aille mieux. Parce que c’est… Voilà. Et bien je crois que pour l’école c’est ça. Sauf que pour l’école c’est difficile à penser parce que, je répète, on a une image un peu enchantée de l’école. Mais je crois que beaucoup de, je crois que ce qu’on dit avec Marie, ça me fait toujours penser au secret de Polychinelle. Vous savez, le secret de Polychinelle, c’est le secret que tout le monde connaît, mais tout le monde s’accorde à dire qu’il ne faut pas le dire. Voilà.

J’ai l’impression que ce qu’on dit sur l’école, c’est un peu le secret de Polychinelle, c’est-à-dire, au fond, tout le monde le sait, mais… 

Clémentine Sarlat

Mais on ne touche pas à l’école et au système classe. 

Francois Dubet

Mais, on ne peut pas toucher à l’école parce que éduquer c’est mieux que ne pas éduquer, etc. Ce n’est pas toujours vrai. 

Clémentine Sarlat

Quand vous dites que l’ascenseur social dans les années 60 ça marchait avec l’école. Aujourd’hui cet ascenseur c’est une hérésie ? Il marche plus ? Enfin, il n’existe même plus ? Comment est-ce que vous l’imagez ? 

Francois Dubet

Non, il marche. L’ascenseur il marche. Il y a toujours des gens qui ont des origines modestes, qui grâce à l’école, montent. Mais qu’est-ce qui a changé ? C’est que… Je n’ai pas la nostalgie du système d’avant. C’est que peu de gens empruntaient l’ascenseur, les Albert Camus, il n’y en avait pas beaucoup. De gens orphelins de père dont la mère était un alphabète et qui sont Albert Camus, il n’y en avait pas… Bon, alors il n’y avait pas que… Des fils de paysans qui devenaient instit, etc. Il y en avait, mais c’était des destins individuels dans un mécanisme général de reproduction. 

Aujourd’hui on change la règle du jeu, on dit: « tout le monde est, non seulement à la chance de faire ça, mais tout le monde a le devoir de faire ça. Vous changez complètement la règle du jeu, il y a toujours des gens qui montent mais évidemment l’école est toujours en dessous de ses promesses parce que c’est pas l’école qui définit les positions sociales. Je veux dire si vous formez 60%, ce qui est le taux aujourd’hui de gens sont dans l’anciennement supérieur, il n’y a pas 60% de cadres supérieurs. Voilà, c’est comme ça. Sans compter que vous avez aussi des mécanismes internes à l’école qui font que la logique académique fait qu’on va avoir l’acquisition de compétences académiques qui sont parfois extrêmement éloignées des compétences professionnelles. Qu’est-ce que tu sais faire ? 

Donc ce qu’on suggère nous, c’est de dire il faut faire que tout le monde ait ce à quoi il a droit, ce qui n’est pas facile, et en même temps de diversifier les parcours pour que chacun… Comment dire… Pour qu’il y ait plusieurs manifestations du mérite. Et moi je suis très très sensible à ça, parce que quand je vois des gens dont le métier est a priori des peu qualifiés, je suis toujours fasciné par le fait qu’ils ont des compétences incroyables. Et beaucoup plus de compétences que moi, compétences académiques, mais qui ne suis pas foutu de faire considérable de choses, compliquées, compliqué. Donc… 

Clémentine Sarlat

Dans le livre, vous donnez l’exemple du mécanicien de la moto. 

Francois Dubet

Oui, c’est un livre célèbre, oui. 

Clémentine Sarlat

Qui a des compétences que la plupart des gens n’ont pas parce qu’il faut de la compétence situationnelle, de résolution de problèmes, de trouver… 

Francois Dubet

Mais vous pensez aux compétences des aides-soignantes, vous pensez aux compétences des gens qui actuellement sont chauffagistes et vont changer le système de chauffage, etc. C’est des compétences que la plupart n’auront jamais. Mais qui sont dévalorisées parce que scolairement… Parce qu’on reste dans une société qui pense qu’il est juste d’indexer le statut et les revenus sur le diplôme. Bon, évidemment, c’est pas juste. Parce qu’il n’y a pas de raison que le mérite scolaire soit la forme ultime et générale du mérite. C’est pas justifiable. Et la seconde, évidemment, raison c’est que c’est totalement absurde, parce qu’il y a des distances considérables entre les uns et les autres. Et ça c’est peut-être une caractéristique française, c’est qu’au fond on pense, à juste titre, que les inégalités liées au marché sont injustes. Moi je suis plutôt français de ce point de vue là, je pense. Mais on pense que les inégalités scolaires sont justes. Est-ce que je mérite mon mérite? 

Clémentine Sarlat

Ou est-ce que j’ai bénéficié d’un système. Qui met en valeur ?

Francois Dubet

Oui, et puis est-ce que mes parents, le hasard, la chance… Il y a un tas de choses. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de mérite, évidemment. Mais l’idée qu’il y a une forme, une conception du mérite qui est la forme, comment dirais-je, centrale… Puisqu’on est à Bordeaux, on est dans le pays de Montesquieu, au fond, un monde qui dirait: il y a plusieurs manifestations du mérite est un monde plus juste qu’un monde qui dit qu’il n’y a qu’une manifestation du mérite. Parce que je peux jouer dans plusieurs types de compétitions. J’ai plus de chances de m’en sortir. 

Clémentine Sarlat

Alors qu’aujourd’hui le système fait qu’il y a une seule voie. 

Francois Dubet

C’est compliqué, le système fait qu’il n’y a qu’une seule voix. En même temps on s’aperçoit que c’est en train de changer en réalité. C’est-à-dire qu’aujourd’hui un BTS académiquement faible, ça peut être nettement mieux qu’une licence académiquement plus forte. Et d’ailleurs, ça sélectionne en BTS plus qu’en licence, etc. Donc, il y a une revanche aujourd’hui qui est pour moi une assez bonne nouvelle. Enfin, il y a un certain type de formations qui étaient considérées comme très en bas et qui, ma foi, se révèlent pas si mauvaises que ça. Mais il faut faire très attention parce qu’on ne peut pas confier ça simplement aux entreprises, etc. Donc il faut quand même faire un peu attention. Mais on ne peut plus, l’idée de ce livre, c’est qu’on ne peut plus continuer éternellement et faire comme si.

Je veux dire qu’avant on sélectionnait au bac, avant le bac c’était pas très juste, maintenant on sélectionne trois ans après le bac, c’est peut-être encore moins juste. Parce que c’est un long investissement, ça coûte cher aux individus, ça coûte cher à la collectivité et après… 

Clémentine Sarlat

Est-ce que vous pouvez nous expliquer le concept, vous en avez beaucoup parlé là, du déclassement et de la fracture que ça crée aujourd’hui? 

Francois Dubet

Alors le déclassement, si on regarde les chiffres, le déclassement c’est par rapport à ses parents. Je suis dans une catégorie plus basse que celle de mes parents. Alors, si on regarde les chiffres, il n’y a pas tellement de déclassement en France. Il n’y a pas tellement de déclassement objectif. Il y a des gens qui montent, donc il y a des gens qui descendent, mais ce n’est pas un phénomène extrêmement massif, le déclassement. En revanche, le déclassement subjectif qui fait que je suis monté dans le système scolaire pour découvrir qu’à la fin, je suis à la même position, etc. Là il y a un sentiment de déclassement subjectif. C’est-à-dire, j’ai fait plus d’études pour à la fin me retrouver dans la même situation. Donc j’ai le sentiment d’être déclassé parce que j’avais l’aspiration de grimper. Alors ça c’est très très fort. C’est évidemment très important. 

Et puis ce qui est caractéristique de la société française, c’est que puisque on n’hérite plus, ce qui est une bonne chose, de sa situation, et bien, il y a une peur du déclassement qui explique d’ailleurs le vote. C’est-à-dire, j’ai le sentiment qu’on est menacé de tomber. Alors, ça, ça se joue toujours par rapport aux élites qui donnent le sentiment. Mais par rapport aussi aux gens qui sont classés plus bas, dont on a l’impression qu’ils sont une menace. C’est-à-dire que, au fond, quand j’ai peur d’être déclassé, j’en veux aux riches et j’en veux aux pauvres. Parce que les riches s’en vont, et les pauvres se rapprochent. 

Je vais donner un exemple qui est dans l’actualité politique. On parle du salaire à 1600 euros, du SMIC à 1600 euros. J’ai aucune idée économique, des économistes se disent que c’est pas un problème, d’autres disent que c’est un problème, peu importe. Mais si vous montez de SMIC à 1600€, ce qui est probablement une très bonne chose, enfin je veux dire, je ne discute pas, tous les gens qui gagnent 1800€ sentiront plus pauvres. Donc auront le sentiment, alors qu’ils n’ont pas bougé, auront le sentiment d’être déclassés. Je peux vous dire comment ils vont voter. 

Clémentine Sarlat

En fait, il faudrait augmenter toute la classe sociale pour qu’il y ait cet effet de décalage. Si on décale que le bas… 

Francois Dubet

Je ne dis pas qu’il faut augmenter, mais j’en sais rien. Mais ce que je veux dire, c’est que les mécanismes sociaux, eux, sont parfaitement prévisibles. Je veux dire, si vous êtes un enseignant qui gagne 2 000 euros, et que le SMIC est à 1 000 euros, vous dites quand même que je gagne deux fois plus qu’un SMIC. Si le SMIC a 1600 euros, vous dites, est-ce que ça valait le coup que je fasse autant d’études ? Ça, c’est la cruauté de la sociologie. Je veux dire, c’est pas de la morale, c’est pas… Ça n’a rien à voir. Ce qui fait qu’aujourd’hui, vous avez un sentiment très très fort de déclassement et une peur du déclassement extrêmement forte. Au fond, Si les gens ont des stratégies si dures sur l’école, c’est parce que la peur du déclassement domine. 

Si j’appartiens aux classes moyennes, supérieures, il faut que mes enfants réussissent à l’école. C’est impératif parce qu’il suffira pas qu’ils aient hérité de mon pavillon de banlieue. C’est clair. Et il n’y a rien de garantie pour eux. Donc vous voyez que ce sentiment de déclassement se manifeste, c’est assez troublant dans toutes les professions. Les médecins ont le sentiment d’être déclassés alors qu’ils ne le sont pas. Les profs ne sont pas assez bien payés mais ils ont le sentiment d’être déclassés alors qu’ils ne le sont pas. Mais ce sentiment est extrêmement puissant. 

Clémentine Sarlat

Est-ce que ça a un effet… Qui se répercutent sur la santé mentale des élèves ? Il y a plus de stress généré par les parents qui ont cette pression de vouloir que leurs enfants restent au moins dans leur catégorie sociale ? 

Francois Dubet

Je ne peux pas vous répondre à ça. Est-ce qu’il y a plus de stress qu’avant ? J’en sais rien. Ce que je peux dire c’est que les comparaisons internationales montrent que les élèves français sont stressés. Pourquoi ? Parce qu’ils ont le sentiment, et Parcoursup a considérablement accentué ça, qu’ils jouent leur pot tous les matins. 

Clémentine Sarlat

Et ça c’est un sentiment qui apparaît dès le collège, dès le lycée ? 

Francois Dubet

C’est un sentiment qui, à mon avis, se manifeste de plus en plus tôt maintenant, puisque tout le monde a bien compris que mes performances scolaires en 6ème vont déterminer tout. En plus on a des systèmes style Pronote qui font que les gamins ont leurs notes, c’est sur un programme informatique, les parents y accèdent, tout compte. Vous me demandiez d’évoquer ma scolarité, j’ai un bon souvenir de ma scolarité, c’était les compositions trimestrielles. Il y avait une note qui comptait par trimestre. Bon, vous jouiez votre pot dans la composition trimestrielle. Mais vous ne la jouiez pas le reste du temps. Le reste du temps, c’était un échec, une mauvaise note en dissert, ce n’était pas un problème. Ce qu’il fallait, c’était avoir une bonne note le jour de la compo trimestrielle. Aujourd’hui, moi je m’étais rendu compte qu’un collégien qui passe à peu près 140 jours… 140-150 jours au collège, il a à peu près 100 notes par an. Oui. Il a 10 profs qui le notent chacun 10 fois, c’est pas beaucoup ! Donc 2 jours sur 3, il est évalué. Donc vous passez d’un système qui était plutôt disciplinaire, un peu dur, puisque un échec c’était quand même un échec, à un système qui est plutôt du contrôle continu. C’est comme le… C’est comme s’il y avait des radars et des policiers partout quand vous conduisez votre voiture. C’est-à-dire que vous êtes toujours sous contrôle. Et Parcoursup évidemment, qui sera difficile de changer, je le signale au passage, parce que les systèmes antérieurs n’étaient pas terribles. Évidemment on crée ça, c’est-à-dire que mes notes de seconde vont déterminer ce que je pourrais faire, à condition que je le sache, en rentrant au jeu. Donc vous êtes dans un système, ça ressemble assez à du Michel Foucault au fond. C’est-à-dire que vous avez des technologies disciplinaires. Ce n’est pas brutal. C’est plutôt moins brutal que le système que j’ai connu avec des punitions, des machins…mais ça n’arrête pas. Et donc les élèves sont stressés. Beaucoup. Ceux qui perdent disent moi je ne joue pas le jeu et je suis contre. Et donc, les établissements finissent par brûler ou bien ils pourrissent la vie des profs. Ils disent « moi vous me faites jouer un jeu où je suis sûr de perdre. Donc pas la peine. » 

Ces élèves existaient mais ils étaient rapidement hors de l’école. Tandis qu’aujourd’hui ils sont tenus à l’école de plus en plus longtemps et ça peut créer quelquefois… beaucoup d’enseignants le dénoncent, au fond, le sentiment que ce jeu est un peu vide de sens, que les notes ne veulent plus dire grand chose, que les contrôles se multiplient mais n’apprennent rien… Il y a quand même un sentiment de crise pédagogique. Beaucoup d’enseignants en tout cas le disent. Ils disent bon, au fond, à quoi je sers quoi ? 

Clémentine Sarlat

Là, c’est un podcast qui s’adresse surtout aux parents, encore qu’il y a beaucoup d’enseignants et d’enseignantes qui écoutent. Est-ce qu’on a un pouvoir de quoi que ce soit en tant que parents, où on met nos enfants dans une machine à laver quelque part, qui va les essorer et ressortir ? 

Francois Dubet

Non, les parents ont un pouvoir considérable, pour deux raisons. La première, c’est que quand même, c’est eux, ça reste très classique, c’est les conditions de vie, d’éducation qui jouent un rôle dans le succès scolaire. Bon, ça reste… Je veux dire qu’on s’aperçoit que par exemple au moment d’entrer en sixième, le taux d’enfants qui savent déjà lire chez les cadres est trois fois supérieur à celui qu’il est chez les ouvriers. Donc c’est bien, ils ont appris à lire pas qu’à l’école. Ou en tout cas, ils avaient des soutiens à côté, etc. Ils ont, je crois, quelques centaines de mots de vocabulaire de plus. Enfin, les conditions d’éducation jouent un rôle essentiel. Et les parents le savent.

Alors ce qui est désolant c’est qu’il y en a qui le savent tous, il y en a qui savent comment faire, il y en a qui ne savent pas comment faire, c’est un peu compliqué. Et puis les parents ensuite ont des choix stratégiques. Par exemple, vous rendez compte que… Alors ça vaut pour les grandes villes évidemment, comme Bordeaux, je vais choisir mon lieu de résidence en fonction de la qualité supposée de l’établissement scolaire. Quand je m’intéressais de près à tout ça, il y a encore une vingtaine d’années, je choisissais l’allemand, pas parce que j’aimais l’allemand, mais parce que je savais que la quatrième allemande, c’était la meilleure quatrième du… des collèges où je choisissais le latin. Le problème c’est que quand vous avez des inégalités qui sont définies tout au long d’un parcours, toutes ces petites inégalités finissent par être considérables. 

Je ne sais pas si je me fais comprendre. Naguerre, Il y avait une inégalité de base, les bourgeois, les prolos pour dire les choses. Les garçons, les filles, ça jouait massivement avec quelques individus qui échappaient à ces lois extrêmement fortes. Aujourd’hui, les inégalités c’est l’accumulation, c’est l’agrégation, c’est la multiplication de petites inégalités qui se multiplient et qui à la fin vont faire de très très grandes inégalités. Et donc les parents, le savent. On s’aperçoit d’ailleurs, dans ce livre on le raconte, que au fond l’éducation familiale a complètement changé. Alors moi c’est des choses que j’ai observées de près. C’est que d’une certaine manière vous donnez à vos enfants la plus grande liberté possible, sous réserve qu’ils assurent à l’école. C’est-à-dire que le contrôle éducatif se fait moins sur des valeurs, des principes, des traditions que sur les bonnes notes. 

Je me rappelle quand j’étudiais, j’avais fait un livre avec les lycéens de Montaigne, de Caju, etc. Dans les années 80, dans les lycées de Bordeaux, les élèves me le disaient. Ils me disaient moi j’ai des bonnes notes pour avoir la paix. Tant que j’ai de bonnes notes, je fais absolument ce que je veux. Je sors, j’ai mes copains que je choisis, etc. J’achète la paix. Ce qui me paraît un calcul assez… Rationnel. Evidemment, si j’ai des mauvaises notes, on va commencer à s’inquiéter sur mes fréquentations, mes loisirs, et on va commencer à me pourrir la vie. Donc vous avez un mode éducatif qui a basculé, si vous voulez. C’est-à-dire que, au fond, traditionnellement, vous aviez dans l’école française une séparation de l’enfant et de l’élève. L’enfant, c’était la famille, l’élève, c’était l’école et c’était des mondes séparés.

On a longtemps pensé qu’à cause de Françoise Dolto, tout un tas de choses, l’enfant allait devenir le roi à l’école. Et en fait, ce qui s’est passé, c’est le contraire. C’est que c’est l’élève qui envahit la famille. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est les attentes scolaires qui… Qui fixent les règles familiales. Alors dans les catégories favorisées, ça se fait, mais dans les autres, ça pose plus de problèmes. Mais personne n’échappe. 

Clémentine Sarlat

À l’emprise de l’école. Sur la vie familiale. Ça dicte.

Francois Dubet

On a aussi des cas, si vous voulez, on va s’interroger sur les problèmes des enfants parce que l’élève échoue. C’est parce que l’élève a des problèmes scolaires qu’on va se dire est-ce qu’il n’aurait pas des problèmes personnels par ailleurs. Mais s’il n’a pas de problèmes scolaires, il peut avoir tous les problèmes personnels qu’il veut. 

Clémentine Sarlat

Dans le livre, vous abordez le thème des « soft skills », parce que vous expliquez qu’aujourd’hui nos diplômes ne nous permettent pas forcément d’avoir des compétences professionnelles. Et vous dites que c’est la clé de l’avenir, ces « soft skills ». Est-ce que, déjà vous pouvez définir ce que c’est pour celles qui ne connaissent pas, est-ce qu’on les enseigne à l’école ? Ou est-ce qu’on les apprend ailleurs ? 

Francois Dubet

Alors les « soft skills », c’est pas forcément l’avenir. Mais ce que je veux dire c’est que vous avez dans la plupart des exercices professionnels, un tas de compétences qui sont des compétences qui s’acquièrent dans le milieu professionnel, qui sont la capacité d’avoir des relations avec les autres, la confiance, l’autorité, la capacité d’organiser son temps, son travail, etc. Ce qui fait d’ailleurs que quand des entreprises recrutent des gens très qualifiés, elles prennent du temps pour savoir comment ils fonctionnent. Je veux dire, il y a un tas de métiers où c’est évident. Par exemple, les métiers du soin, c’est ça. Alors ça s’apprend, mais ça ne s’apprend pas à l’école. L’école ne peut pas les apprendre. L’école peut apprendre.. L’école pourrait faire mieux en apprenant le débat, la discussion, le respect des règles, on aurait beaucoup de progrès à faire. 

Mais tout ça, ce sont des formes de mérite qu’il faudrait reconnaître. Et au fond, un de mes collègues avait écrit un livre qui s’appelait « Quand on n’a que le diplôme ». Un collègue de Bordeaux qui s’appelle Romain Delès et qui montrait que quand un étudiant quittait la fac avec sa licence, il passait des mois et des mois à essayer d’acquérir des compétences dans des jobs, dans des boulots pour apprendre ces fameuses soft skills. Alors ça veut tout et rien dire les soft skills, mais ça veut dire que les compétences académiques ne sont pas les seules. Vous avez des formations que j’aime bien, des formations professionnelles, c’est pour ça que j’ai une tendresse pour les formations professionnelles, parce qu’on y apprend à la fois le savoir et le métier. 

Je veux dire que si vous prenez la formation d’un médecin, Alors il a des compétences en biologie, même en mathématiques, qui ne servent pas à grand chose pour son boulot, mais peu importe. Il a des compétences académiques, mais ensuite il va à l’hôpital. Son métier, il l’apprend à l’hôpital. Un ingénieur, il a des compétences en physique, mais pas pour devenir physicien. Pour faire un métier. Ça, ça marche pour les élites. Ça marche aussi pour les moins bons, paradoxalement. Ils font de l’alternance, de l’apprentissage pour apprendre d’un côté. Mais pour la grande masse des étudiants de la massification, ça n’existe pas. 

Clémentine Sarlat

Il y a une rupture entre leur parcours scolaire et d’un coup leur entrée dans le monde professionnel où ils n’ont jamais été confrontés à ce que veut dire être un salarié, plus ou moins. 

Francois Dubet

Un salarié ou un entrepreneur ou n’importe quoi. Je veux dire que le mérite scolaire, ça reste un mérite académique. Donc l’écart se creuse fatalement. Et on le voit d’ailleurs aujourd’hui. Beaucoup de recruteurs commencent à dire que le diplôme ce n’est pas essentiel. Beaucoup de gens qui ont fait des formations, alors c’est l’inverse, mais c’est assez sympa aussi, de formation, je sais pas, technique pointue, ou commerciale pointue, et qui déclarent au bout de trois ans, mais moi, j’ai jamais voulu faire ça. Je fais complètement autre chose. Non, il y a une distance. Il y a une distance entre le monde social et le monde scolaire. Et cette distance, on pourrait l’abolir en multipliant les opportunités de formation, en brisant ce qu’on propose comme le font d’ailleurs les pays scandinaves le calendrier des âges. 

Le modèle français c’est je vais à l’école, je fais les bonnes études, je fais que mes études et quand j’ai fini ça s’arrête. Bon il y a un tas de pays où vous faites vos études, vous arrêtez, vous bossez, vous revenez, vous reprenez… Voilà, c’est… Les Danois ont un système assez formidable, ils disent chaque individu, après qu’il ait passé son bac, a droit à l’équivalent de 6 ans de formation. 

Clémentine Sarlat

Mais pas forcément en continu. 

Francois Dubet

Mais il les prend quand il veut. Ou il ne les prend pas. 

Clémentine Sarlat

Donc il y a une capacité d’exploration, et de se confronter à la vie. 

Francois Dubet

Le mérite scolaire ce n’est pas le seul, l’alpha et l’oméga du monde. 

Clémentine Sarlat

Du coup, c’est quoi les solutions que vous donnez pour que cette massification ne vienne plus donner de l’emprise scolaire qui donne ce sentiment de déclassement ? 

Francois Dubet

La première chose, c’est que dans un système d’égalité des chances, la question la plus difficile, c’est qu’est-ce qu’on fait des vaincus ? C’est une question qu’il faut bien comprendre. Tout le monde vous dit que l’égalité des chances est formidable. C’est formidable, c’est incontestable. Je ne conteste pas évidemment le principe de l’égalité des chances, mais c’est un système qui suppose à la fin des vainqueurs et des vaincus. Alors on ne raisonne en France que sur les vainqueurs. C’est-à-dire combien d’enfants d’origine immigré vont rentrer à Sciences Po, etc. On raisonne toujours à partir des vainqueurs. On est scandalisé par exemple par le fait qu’il y ait peu d’enfants de pauvres dans les grandes écoles, mais pas du tout scandalisé le fait qu’il n’y ait que des enfants de pauvres dans d’autres. Ça ne choque absolument personne. 

On est scandalisé par le fait qu’il y ait peu d’enfants de catégorie sociale dans les grandes écoles parisiennes, mais le fait qu’un enfant sur quatre qui rentre en 6e ne sache pas vraiment lire et écrire, qui est quand même un problème nettement plus compliqué, nettement plus lourd si je peux me permettre. Ça fait un entrefilé dans le journal. Bon, donc il faut bien comprendre que dans un système dans lequel nous sommes, qui est l’idée que chacun a le droit de faire valoir son mérite pour accéder à une position sociale, la question fondamentale c’est qu’est-ce qu’on fait des vaincus ? Alors c’est une question qui a été posée par le grand philosophe politique américain qui s’appelait Rawls, c’est ce qu’il disait, « l’égalité des chances c’est possible à condition que le sort des vaincus s’améliore. »

Donc ça, ça reste une question essentielle et qui fait que un des problèmes que l’on doit dire c’est tout le monde va à l’école jusqu’à 16 ans, qu’est-ce que l’école ? Qu’est-ce qu’on peut exiger de l’école ? Et ça, je crois que c’est fondamental. C’est-à-dire que si on a des gamins qui, à 16 ans, ne savent pas vraiment lire, écrire, compter, sont fous de colère contre l’école, on le paiera. Et on le paye. Si je peux me permettre. Et ça, c’est bien plus important. Je suis favorable à ce que les enfants de pauvres accèdent a Science Po, mais enfin… L’unité de compte de Science Po, c’est quelques centaines. Là, c’est… Plutôt des centaines de milliers l’unité de compte. Donc vraiment c’est tout à fait fondamental. 

Donc il faut mettre le paquet sur la formation des enseignants, sur qu’est-ce qu’on attend de l’école, redéfinir les curriculum, les méthodes d’apprentissage, faire qu’on ne soit pas obsédé par l’idée que chaque année c’est la propédétique de la suivante. C’est-à-dire que le programme de sixième il est fait pour rentrer en cinquième, qui est fait pour rentrer en seconde, qui est fait pour rentrer en prépa. Vous comprenez, il faut dire, c’est le salaire minimum. C’est ce qu’on doit à tous, y compris aux pas bons. Et ça, c’est la question fondamentale. C’est-à-dire, on ne peut pas faire poser une massification sur des piliers qui sont aussi instables, d’autant plus qu’on fait passer tout le monde. C’est-à-dire que les gamins sont… un gamin sur quatre sait pas lire entrant en 6ème, il n’empêche qu’il se retrouvera en fac. Tout le monde dit c’est bidon, bien sûr.

Et donc déception, amertume, ressentiment, les profs en ont marre, enfin bon. Il y a quelque chose qui ne va pas. Donc je crois qu’il faut mettre le paquet. Et c’est compliqué parce qu’il faut mettre des moyens, il faut former les enseignants. Moi je pense que l’enseignement est un métier. Et qu’un métier ça s’apprend. Je veux dire que si on formait les pilotes de ligne et les médecins comme on forme les enseignants, c’est-à-dire en disant vous avez un haut niveau académique et quelques stages et ensuite prenez les commandes d’une salle d’opération ou d’un avion, on n’irait pas beaucoup à l’hôpital et encore moins dans un avion. J’ai un peu honte de dire ça mais quand même, ça ne va pas. Et les comparaisons internationales jouent contre nous.

Donc, il faut valoriser le métier, il faut que ça soit un métier, que ça s’apprenne, et qu’on ait cet objectif. Ensuite, je crois qu’il faut briser le monopole du mérite scolaire. Ce qui va être perçu, notre livre sera perçu comme un manifeste néolibéral, tas de bêtises, etc. Mais, il faut que les individus aient plusieurs opportunités de manifester leur qualité, leur talent, etc. À côté de l’école, il faut que les associations, les syndicats, les entreprises, tout ça étant évidemment contrôlé, participent à la formation des individus. On ne peut plus… On ne peut pas…On ne peut pas scolariser en permanence le monde. Et quand on regarde d’ailleurs ce qui se passe dans la réalité, c’est ce que font les gens en fait. Mais c’est pas dans le modèle… C’est pas dans le modèle académique. Et puis, Marie et moi, on est des vieux gauchos d’une certaine manière. On croit quand même que le travail c’est bien, que ça a de la valeur et qu’il faut valoriser le travail. Qu’il faut former les gens, que le travail soit plus intéressant, mieux payé. Or, avec l’emprise scolaire, vous dites c’est un travail non qualifié donc… On peut y aller. Moi je me rappelle J’ai un bon souvenir du premier confinement. Parce que dans le premier, enfin bon souvenir c’était pas très agréable, mais le premier confinement, on s’est dit mais enfin quand même, les caissières de supermarchés, les éboueurs, les routiers, tous ces gens considérés comme n’ayant aucun mérite, ils sont quand même totalement indispensables. Si on n’est pas mort, c’est quand même grâce à eux. 

Clémentine Sarlat

Les aides-soignants

Francois Dubet

Les aides-soignantes, etc. Trois semaines après, on l’avait oublié, on est revenu au premier de la classe, et avec cette idée absurde, si tout le monde est premier de la classe, tout le monde sera… Bah évidemment, non. Il n’y aura pas que des premiers de la classe, parce que le système ne peut pas faire qu’il y ait que des premiers de la classe, etc. Donc, il faut revaloriser aussi le travail. Il faut quand même dire… La question de fond, c’est de dire qu’est-ce qu’on peut exiger de l’école, L’idée c’est qu’on ne peut pas tout attendre de l’école, donc il faut savoir ce qu’on en exige, et ce qu’on exige, on l’exige. 

Clémentine Sarlat

Et on le fait bien. 

Francois Dubet

Alors qu’au fond, on en attend tout, et on n’en exige rien, d’une certaine manière. 

Clémentine Sarlat

C’est un fourre-tout en fait, où on se dit, bon mais débrouillez-vous là-dedans, et on vous donne déjà… 

Francois Dubet

L’expression est de Marie Duru, c’est de dire, au fond c’est une contre-réforme, la massification. On ne change rien, et on fait rentrer de plus en plus de gens pour faire croire que ça change, mais en fait ça change rien. Voilà.

Clémentine Sarlat

On fait illusion. 

Francois Dubet

Et tout le monde est content, parce que tout le monde a le sentiment qu’il peut rentrer dans le système. Les vainqueurs restent les vainqueurs, et les vaincus restent les vaincus, mais c’est de leur faute. Et ça c’est un gros problème, que ce soit… Si je suis maltraité par mon patron, c’est de sa faute. Si j’échoue à l’école, c’est de la mienne. J’ai beau dire que c’est pas de ma faute, c’est de ma faute. La preuve, c’est que j’ai des copains qui arrivent du même milieu, qui eux, s’en sont sortis. Donc, il y a une certaine cruauté du modèle de l’égalité des chances. Le modèle de l’égalité des chances, c’est un modèle incontestable. Chacun a le droit de faire valoir son mérite. Mais il se heurte à deux difficultés. Le premier, c’est qu’il est dur à mettre en place. Aucune société n’y est parvenue.

Et le second, c’est que c’est un modèle cruel. Il a un petit aspect darwinien, ce modèle d’égalité des chances. C’est-à-dire, les vainqueurs ont gagné, ils méritent leur victoire. Et les vaincus méritent leur défaite. 

Clémentine Sarlat

C’est quel modèle qui serait le plus approprié ? Vous avez étudié, vous avez parlé des modèles des pays nordiques. Qu’est-ce qui serait le plus vertueux pour une société et qui a déjà été mis en place ? Est-ce que ça existe ? 

Francois Dubet

Les comparaisons internationales sont quand même intéressantes parce que on s’aperçoit que les systèmes scolaires ont des climats scolaires très très différents. Bon, on parlait du stress, etc. Bon, ça compte. On s’aperçoit que l’amplitude des inégalités scolaires n’est pas le reflet exact des inégalités sociales. Alors, si je compare la Suisse et le Brésil, il n’y a pas photo. Le Brésil est une société plus inégalitaire et le système scolaire plus inégalitaire. Mais si je compare la France et le Canada, l’école canadienne est moins inégalitaire, la société canadienne est plutôt plus inégalitaire que la société française. Donc l’école joue un rôle propre, je ne sais pas si je me fais comprendre. Il y a une marge de manœuvre considérable. Aujourd’hui vous avez plusieurs modèles qui sont à l’œuvre. Longtemps ça a été le modèle scandinave.

Le modèle scandinave c’est un peu compliqué parce que notamment les suédois sont en train de passer vers un modèle libéral qui devient très inégalitaire avec choix illimité des établissements par les parents. Donc on a les ségrégations. On fuit, comme toujours vous fuyez les écoles où il y a des étrangers, des pauvres, vous regroupez, etc. Et puis vous avez de l’autre côté le modèle Singapour, qui était le modèle dont Attal faisait la promotion. C’était un modèle très efficace, plutôt égalitaire, enfin toutes choses égales par ailleurs. Mais avec une pression sur les élèves extrêmement forte, c’est-à-dire ils jouent leur peau, méthode efficace, pression, mobilisation des parents, etc. 

Ce qui fait que, au fond, ce qui a plutôt le mieux fonctionné, c’était le modèle scandinave finlandais, c’est-à-dire: Très bonne formation des enseignants, une école, moi j’en suis allé avec un climat qui est quand même incroyablement, pas cool, mais apaisé. Des profs qui déjeunent avec leurs élèves, des activités sportives, beaucoup de choses que l’on fait, etc. Et puis des systèmes qui font que si vous n’êtes pas dans le mérite scolaire traditionnel, vous allez trouver des formations professionnelles de très bon niveau, très bien payées, etc. C’est vers ça qu’il faudrait tendre. Alors qu’en France, on est quand même un peu prisonnier de l’idée que l’excellence scolaire, c’est très très caractéristique et très défini. Et puis qu’ensuite vous êtes dans de la destination fractionnée, de plus en plus loin de ça. 

Mais je crois que la question que l’on pose, qui est un peu iconoclaste en France, mais je répète, la littérature internationale, tout le monde se la pose. On ne peut pas continuer indéfiniment. D’autant plus qu’il y a une rentabilité… Alors ça c’est un thème qui m’embête parce qu’il est plutôt réac. Mais bon… Mais il y a quand même une rentabilité décroissante des études. C’est-à-dire qu’on scolarise de plus en plus longtemps, le niveau monte. Mais il monte de moins en moins. Vous comprenez ce que je veux dire ? C’est-à-dire qu’au début de la massification, une année scolaire de plus, ça se voyait dans les compétences. Et puis, au fur et à mesure du temps, une année scolaire de plus, ça se voit de moins en moins. Donc, si on raisonne avec la métaphore industrielle, il y a un système qui a beaucoup d’entropies. Et d’ailleurs, les enseignants le disent. Ils le disent. Ils disent… Au fond… Alors, ça ne dépend pas que de l’école, c’est-à-dire… Il y a aussi, on n’en parle pas beaucoup, parce que Marie et moi, on n’est pas très savants, très au courant de ça, mais il y a quand même une révolution qui est tout à fait considérable, celle des écrans. Aujourd’hui, vous me parliez de l’école que j’ai connue, moi l’école que j’ai connue, j’avais le choix, pour des choses rapidement, j’avais le choix, pour comprendre vaguement le monde dans lequel j’allais, j’avais le choix entre l’école ou l’école. A peu près. Quelques mouvements de jeunesse, enfin grosso modo l’école ou l’école. Bon aujourd’hui… 

Clémentine Sarlat 

On a tout. 

Francois Dubet

Aujourd’hui les élèves passent beaucoup plus de temps devant leur téléphone que devant le tableau noir donc il y a aussi un affaiblissement de la culture scolaire. 

Clémentine Sarlat

La posture de l’école face au savoir. 

Francois Dubet

Elle est de moins en moins efficace parce qu’elle a de moins en moins de temps de cerveau, d’une certaine façon. 

Clémentine Sarlat

Et on a accès à un tas d’informations auxquelles on n’avait pas accès sans l’école. 

Francois Dubet

Je veux dire, je pouvais prendre mon prof d’histoire pour un savant. Si j’avais eu un téléphone portable avec la totalité des informations disponibles, peut-être que j’aurais trouvé que mon prof d’histoire n’était pas si savant. 

Clémentine Sarlat

Si Wikipédia existait… 

Francois Dubet

Bah évidemment. J’aurais peut-être découvert d’ailleurs qu’il faisait son cours avec Wikipédia. 

Clémentine Sarlat

Avec l’intelligence artificielle aujourd’hui. 

Francois Dubet

Non mais ça ça va être… 

Clémentine Sarlat

Une révolution. 

Francois Dubet

Evidemment que ça va être complètement… On le voit, je veux dire. On le voit par exemple. Je ne dis pas ça sur un mode nostalgique mais le rapport aux livres est en train de changer complètement parce que L’intelligence artificielle, contrairement à ce qu’on dit, elle est intelligente. Elle fait de très très bonnes dissertes. Ça va être un problème. En plus de l’effet massification, il y a peut-être un effet culturel décisif. J’ai beaucoup de mal à le dire, mais après tout, il y a eu une révolution au début du XVIe siècle, le livre a été accessible. Jusque-là, à l’école, il n’y avait pas de livre. Il n’y avait que le maître qui avait un livre. Puis tout le monde s’est mis à lire. 

Peut-être qu’aujourd’hui, c’est la fin de ce monde-là et qu’on entre dans un cadre où l’école peut se trouver complètement déstabilisée et obligée de se redéfinir. Obligée de se redéfinir. Moi, j’avais vu des écoles à Chicago, ce n’était pas l’intelligence artificielle, mais quand même, chaque élève était devant son écran, en classe, et avait un programme qui ne lui était destiné qu’à lui. Ce n’était plus la classe. C’est-à-dire que l’enseignant lui filait ce qui allait à lui. C’est-à-dire que c’était un enseignement totalement individualisé. Et ça change le rapport aux autres, le rapport à soi. Ce n’est pas que de la technique. 

Clémentine Sarlat

On est à l’aube de bouleversements qui vont se matérialiser. 

Francois Dubet

Oui, ce que nous décrivons me semble évidemment un peu aller de soi, mais il est probable que le changement des technologies va jouer un rôle bien plus décisif. 

Clémentine Sarlat

Merci beaucoup François. 

Francois Dubet

Merci. 

Clémentine Sarlat

C’était très dense, il y a beaucoup de connaissances. Je sais que vous c’est votre quotidien, votre métier, donc vous ne découvrez rien. Mais c’est vrai que pour beaucoup de parents, quand on met nos enfants à l’école, on ne sait pas trop ce qui s’y passe non plus et on ne comprend pas forcément tous les rouages, vous l’avez signalé. Et c’est important je pense de savoir ce que ça va permettre ou pas à nos enfants cet accès au savoir, à l’éducation et ce qui aujourd’hui se joue au final à l’école. 

Francois Dubet

Merci beaucoup. 

Clémentine Sarlat

Merci d’être venu jusqu’ici. Bon vous êtes bordelais donc vous n’avez pas fait un très grand voyage et c’était très intéressant. Merci beaucoup François. 

Francois Dubet

Merci. 

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